Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/530

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

décidait à venir lui-même à Versailles ; le lendemain, par lui et avec lui, on traiterait le prix et, au cas de difficultés, la valeur serait déterminée, comme le mode de paiement, par les négociateurs de l’armistice.

Quant à la livraison des farines, elle commencerait de suite. Elle devait se faire entre les mains des troupes françaises, escortant les convois, si le ministre du commerce n’en décidait autrement.

J’avais eu soin, dans cette conférence, que prolongèrent les vérifications extérieures de l’intendance prussienne, de dissimuler les extrémités redoutables qui menaçaient les deux millions d’hommes enfermés dans Paris. Je m’étais défendu de la proposition de traiter avec des fournisseurs que le général prussien offrait de me désigner et d’appeler devant moi. Sans fixer un prix, mais en m’assurant qu’il ne pouvait être exagéré, puisqu’au cas de contestation il serait réglé par l’arbitrage des signataires de l’armistice, j’avais obtenu plus de deux jours de vivres, et je sortis de chez le général Stock en cachant ma joie. J’avais, et je garde au cœur la satisfaction d’avoir aidé alors les efforts patriotiques qui voulaient, même par les mains de l’ennemi, sauver Paris du désastre de la faim.

La voiture de la chancellerie prussienne m’avait attendu; son cocher avait ordre de me reconduire rue de Provence. En entrant dans le salon, je retrouvai l’un des officiers de M. de Bismarck, autorisé, sur une demande nouvelle, à laisser la voiture à ma disposition. Je me fis alors conduire rue de Noailles, chez le vieux général C***, oncle de ma femme.

La voiture descendit l’avenue de Saint-Cloud jusqu’à la place du château, pour remonter l’avenue de Paris et se diriger rue de Noailles, sans doute pour me permettre de bien regarder. Partout l’uniforme étranger, avec ses couleurs éclatantes et heurtées, s’étalait, remuait et s’agitait. De rares passans, qu’observaient avec insistance quelques individus apostés contre les arbres, marchaient rapidement en longeant les maisons. Le drapeau noir flottait sur le palais de Louis XIV; à la préfecture se déroulait l’étendard du roi de Prusse. Un bataillon de la garde royale, en petit costume, sans armes, suivait l’avenue de Paris, avec cet alignement mathématique, dans le silence grave que l’armée française ne connaît souvent qu’aux heures des grandes revues. Pendant que les yeux cherchaient à fuir ce triste spectacle de la défaite, ma pensée et mon cœur s’agitaient douloureusement. Peut-être m’attendaient des nouvelles de ma femme, de mes enfans! Peut-être le général C***, sa digne compagne, étaient morts ! Comment un des officiers d’Iéna et de Wagram, comment des vieillards auront-ils supporté le chagrin du contact de l’ennemi victorieux?