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d’un officier prussien, il semblait pressé de venir à mon aide et ne pouvait y réussir.

— Ces considérations d’humanité ont, dis-je, pesé probablement dans les résolutions du gouvernement de la défense nationale et décidé l’armistice; mais elles ne sont pas comprises par le patriotisme de la population parisienne, qui voudrait continuer ses sacrifices et la lutte.

Je me levai en même temps; le chancelier se dressait aussi. Se dirigeant vers Favre, il le prit par la main, et, l’amenant vivement devant et contre moi, il me dit : « Voici le meilleur, le plus noble et le plus fidèle républicain que j’aie connu dans toute ma vie. » Certainement le chancelier comprenait et sentait vraiment ce qu’il disait.

La conversation était devenue générale, presque bruyante, et nous allions partir. En prenant congé, je rappelai à M. de Bismarck que j’étais venu à Versailles pour les laissez-passer; qu’il avait conservé mon imprimé avec l’intention de le soumettre à l’autorité militaire, et je le priai de me le rendre. Le chancelier se frappa le front, s’excusa, en accusant sa mémoire, et envoya chercher mon imprimé. Après l’avoir relu, il déclara l’accepter définitivement sous la condition qu’il porterait, à côté des expressions françaises, en caractères allemands, une traduction de ses énonciations, et des blancs à remplir par les officiers de son armée. Puis subitement, demandant une plume et de l’encre, il traduisit et écrivit, en le copiant dans les termes allemands, le texte français imprimé. Après m’avoir tendu ce papier mouillé d’encre, il prit pour la troisième fois mon bras et me dit : « Nous nous reverrons, n’est-ce pas, monsieur le préfet de police? je suis très content de vous connaître. »

Notre départ s’opéra au milieu de salutations particulièrement diplomatiques, dans le même ordre et dans les mêmes conditions que l’arrivée. A peine dans la voiture, seul avec Favre : « Comment, me dit-il, comment avez-vous refusé le dîner du chancelier? Votre refus est une faute ; il peut être considéré comme un blâme pour mon acceptation. Deux fois j’ai refusé ces invitations, et je les ai subies par devoir. » A mon tour, je répondis : « Je ne crois pas que mon refus puisse être un blâme de votre conduite. Qui ne comprendra votre sacrifice? Vous êtes le représentant de Paris, de la France; votre oubli de vous-même doit être complet, il est nécessaire; vous obéissez à la plus impérieuse nécessité; quant à moi, je ne crois avoir manqué à aucune obligation de ma charge en déclinant cette invitation que vous-même avez cru pouvoir refuser deux fois, »