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unissent leurs efforts pour leur en fermer l’accès. Il n’y a rien là que de très naturel. Ce qui est plus surprenant, c’est que « les hommes nouveaux » ne peuvent pas beaucoup compter sur les gens de leur ordre. Autour d’eux on est moins fier que jaloux de leur élévation subite. Un riche plébéien s’accommode à la rigueur d’obéir à un noble de vieille race, mais il lui déplaît de voir au-dessus de lui l’homme qui était la veille à ses côtés. Quelque intérêt qu’il ait à le servir pour se frayer la route à lui-même ou à ses enfans, d’ordinaire la jalousie l’emporte. Il le sert mal ou même en cachette il travaille à lui nuire. Enfin, ce qui est plus fort que le reste, c’est que les gens des dernières classes ne sont pas toujours aussi dévoués qu’ils devraient l’être aux candidatures populaires. L’aristocratie a été si longtemps maîtresse à Rome qu’elle en conserve pour tout le monde une sorte de prestige auquel il est difficile d’échapper. La plèbe déteste les grandes familles, et en même temps elle subit leur ascendant. N’est-ce pas un fait curieux que ceux qui sont parvenus à la dominer, comme les Gracques et César, qui l’ont menée au combat contre les nobles, en général n’étaient pas sortis de ses rangs, qu’ils appartenaient eux-mêmes à la noblesse et portaient les noms les plus glorieux? Ils ne se croyaient pas obligés de le dissimuler; au contraire, ils restaient grands seigneurs au milieu de la foule, parce qu’ils savaient bien qu’une partie de leur autorité sur elle venait de leur naissance même. On peut donc dire que les nobles, la bourgeoisie et le peuple étaient à la fois mal disposés pour les « hommes nouveaux. » Voilà les obstacles qu’ils rencontraient devant eux, et c’est ce qui explique que de Marius à Cicéron il n’y en ait eu que deux qui soient arrivés au consulat.

Je suppose donc que notre candidat est un «homme nouveau, » ce qui rend sa situation difficile. J’ajoute qu’il est honnête, c’est-à-dire qu’il refuse d’employer, pour réussir, les moyens que condamnent la conscience et la loi. Je ne veux pourtant pas qu’il pousse les scrupules trop loin, comme faisait Caton. Cet homme vertueux, mais chimérique, avait l’idée singulière que notre mérite seul doit solliciter pour nous, et sous ce prétexte il refusait obstinément de faire aucune démarche. Aussi, malgré sa vertu et ses talens, n’arriva-t-il jamais à être consul. Il ne faut pas non plus qu’il soit d’un naturel morose et ennuyé, qu’il paraisse ne se plier que de mauvaise grâce aux exigences de la candidature, qu’il ait l’air dédaigneux et mécontent, qu’on sente qu’il fait effort sur lui-même quand il tend la main à quelque homme du peuple, qu’il demande leurs voix aux électeurs comme s’il avait droit à l’exiger. C’est ainsi qu’agissait le grand jurisconsulte Servius Sulpitius, et voilà pourquoi le peuple lui fit attendre dix ans le consulat, dont