Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/610

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Paul, dans la première épître à ceux de Corinthe, en mentionnant les prétendues apparitions de Jésus aux siens après sa mort, s’exprime ainsi, (XV, 5) : «Ensuite il apparut aux douze. » Ils n’étaient plus douze, s’il faut en retrancher celui qui a trahi. Aussi la Vulgate a-t-elle mis « onze ; » mais c’est douze dans tous les manuscrits grecs. Cela indique que Paul ne connaissait pas l’histoire de la trahison de Judas de Carioth[1].

Il y a enfin un récit, celui de la cène, qui ne me paraît nullement authentique et que je regarde comme une invention de Paul. Mais je ne pourrai me faire bien comprendre à ce sujet que quand j’en serai arrivé à Paul lui-même. Je me borne donc pour le moment à énoncer cette opinion, sans essayer de la justifier.

Une conséquence inévitable des doutes où conduit l’examen que je viens de faire est de soulever d’autres doutes, sur des points mêmes qui donnent d’abord moins de prise à la critique. Tel est, par exemple, dans ce qu’on appelle le Discours sur la montagne, le parallèle hautain que Jésus poursuit sur ce thème : « Vous savez qu’il a été dit aux anciens… Mais moi, je vous dis… » (V. 20-30.) Sans prétendre démontrer en forme que Jésus n’a pas pu parler ainsi, on se demande pourtant si l’orgueil et l’amertume qui se font sentir dans ce discours ne se comprennent pas mieux en supposant qu’à l’époque où il a été écrit, la rupture entre le judaïsme et le christianisme était accomplie. Il y a surtout un verset étrange : « Vous savez qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. » De telles paroles calomnient la loi, et cela est également faux quant à la lettre et quant à l’esprit. Non-seulement les mots soulignés ne sont nulle part dans la loi, mais on y lit au contraire : « Si tu rencontres le bœuf ou l’âne de ton ennemi qui s’est égaré, ramène-le-lui ; si tu vois son âne abattu sous sa charge, soulage-le. » (Ex., XXXIII, 4.)

Je ne crois pas qu’il faille imputer à Jésus, ni au temps de Jésus, une telle injustice à l’égard du judaïsme. Mais voilà qui donne beaucoup à penser. Si le discours même sur la montagne, un morceau où on croit d’abord trouver l’expression la plus pleine et la plus pure des pensées du maître, si les invectives contre les pharisiens dans Matthieu peuvent n’être pas authentiques, que reste-t-il dont nous soyons sûrs? Ce ne sont plus seulement les faits extérieurs, c’est l’âme même de Jésus qui nous échappe.

Et cependant Jésus a vécu, et il a vécu d’une vie si puissante qu’il a entraîné la foule, qu’il est mort pour cela, et qu’après sa mort on a pu croire qu’il avait été le Christ. Il semble impossible

  1. On a trouvé sans doute une explication au mot δώδεϰα : on en trouve toujours ; mais il n’y en a pas d’aussi simple que celle que je donne.