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qu’on ne reçoive à sa table que des mendians, des boiteux, des estropiés, des aveugles (XIV, 13). Ce n’est pas tout ; le Jésus de Luc n’est plus un Juif. Il ne fait pas les ablutions (XI, 38) ; exagération évidente d’une parole du plus ancien évangile, qui dit seulement que quelques-uns de ses disciples ne les observaient pas (VII, 2). Il ose railler ceux qu’il appelle « les hommes de la loi, » νομιϰοί, expression qui n’appartient qu’à cet évangile (XI, 45), etc. Le Jésus de Marc ne repoussait pas les publicains et consentait à manger avec eux ; celui de Luc met le publicain au-dessus du pharisien ; c’est le premier qui est justifié, et non pas l’autre (XVIII, 14). Il va jusqu’à dire qu’entre un prêtre qui manque de charité et un Samaritain charitable, c’est le Samaritain qui est le prochain (X, 37), parole qui n’a pas été dite pour des oreilles juives, et dont le plus ancien évangile était encore loin, puisque dans celui-ci Jésus, pour aller de Galilée à Jérusalem, prend par-delà le Jourdain (X, 1), évidemment afin de ne pas traverser le pays odieux de Samarie, tandis que, dans Luc, il le traverse librement et sans s’en soucier (XVII, 11).

Bien des paroles de Jésus dans cet évangile respirent un enthousiasme qui semble oublier la réalité. « Ne demandez plus quand viendra le royaume de Dieu, ni si c’est ici qu’il se fera voir, ou si c’est là : le royaume de Dieu est au dedans de vous. » (XVII, 21.) Marthe travaille, tandis que Marie s’oublie à écouter la parole. C’est Marie qui a pris la bonne part ; « on n’a affaire que d’une seule chose. » (X, 42.) Les miracles même ne sont rien : « Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous obéissent ; réjouissez-vous plutôt de ce que vos noms sont écrits dans le ciel. » (X, 18.) — Il me semble que le Jésus du troisième évangile est celui qui a servi de modèle à la figure à la fois divine et troublante que Rembrandt nous a peinte dans son Repas d’Emmaüs.

Il y a quelque chose dans ce Jésus qui agit particulièrement sur les femmes et qui les enivre. Rien de plus curieux sous ce rapport que la transformation qu’a subie, en passant du plus ancien évangile au troisième, l’histoire de la femme au vase de parfums. Dans Marc, cette histoire est sobre et sévère comme tout le reste. C’est au moment même où il va être livré que, Jésus étant à table à Béthanie, « une femme entre avec un vase d’albâtre plein d’un parfum précieux, le brise et le lui répand sur la tête» (XIV, 3) ; pas un mot de plus sur cette femme. Plusieurs se récrient sur une telle profusion : «Il eût mieux valu vendre ce parfum, et donner l’argent aux pauvres.» Mais Jésus dit : « Laissez-la ; pourquoi lui faites-vous de la peine ? C’est une bonne œuvre que ce qu’elle vient de faire pour moi, car vous avez toujours des pauvres avec vous, et quand vous voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours. Ce qu’elle pouvait, elle l’a fait ; elle a par