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aux mains d’une sorte de grand vizir ou de dictateur improvisé, et grâce à ce dernier, une subite détente dans tous les rouages du gouvernement : la parole rendue à la presse, les arrestations en masse suspendues, nombre même de déportés rappelés dans leur famille. « La rigueur n’a pas réussi, avait dit dans un conseil extraordinaire le général Loris Mélikof, il faut essayer d’autre chose; » et Alexandre II, heureux de pouvoir donner cours à sa naturelle bonté, s’était rallié au système de l’habile Arménien.

L’essai a duré un an, et, durant cette année pure d’attentats, la société a recommencé à respirer et à espérer. Au fond, il n’y avait là qu’un temps de répit dont, faute de hardiesse, le gouvernement n’a pas su tirer parti.

L’ordre de choses, issu de l’arrivée au pouvoir du général Loris Mélikof était manifestement provisoire; une dictature, si intelligente qu’elle fût, ne pouvait se prolonger indéfiniment. Le gouvernement ne pouvait longtemps rester dans une situation aussi anormale; il lui fallait avancer dans la voie libérale ou reculer vers l’ancien système. Selon l’expression d’un Russe, c’était un dégel, et sous le ciel du Nord, le froid et la gelée ont souvent de brusques retours. Durant cette dernière année, remplie d’espérances si cruellement déçues, il n’y eut en réalité que des changemens de personnes ou des changemens de noms. Rien de modifié dans le régime; s’il fonctionnait d’une autre manière, cela tenait uniquement à ce que la direction en était dans d’autres mains.

Alexandre II avait bien fait à son peuple un sacrifice qui, en d’autres temps, eût été salué comme une des grandes réformes du règne. Je veux parler de la suppression de la trop fameuse IIIe section; mais en fait on avait supprimé plutôt le nom que la chose. De la chancellerie impériale, la haute police était passée au ministère de l’intérieur. C’était plutôt une concentration des pouvoirs au profit du gouvernement qu’une garantie pour les sujets du tsar. Les arrestations par voie administrative restaient autorisées, et, s’il ne s’en faisait plus le même abus, c’est au général Loris Mélikof qu’en revient l’honneur.

Il en était de même pour la liberté de la presse, de même pour les inspections sénatoriales, dont le pouvoir et l’opinion semblent avoir également beaucoup espéré. La presse, retrouvant inopinément une tolérance inaccoutumée, s’adonna avec une singulière ardeur à la poursuite des abus administratifs. Les oreilles russes furent surprises d’entendre raconter tout haut d’innombrables actes d’arbitraire et de corruption que, en tout autre temps, on se fût transmis à voix basse. Les déportés, revenus des extrémités de l’empire, dénoncèrent dans les journaux les vexations et les illégalités dont ils