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dans l’ébranlement trop naturel de sa santé et de ses nerfs, dans les menaces de mort qui, depuis trois ans, planaient sur lui et ne lui laissaient pas le loisir d’attendre.

Pour la Russie, hélas! il a attendu, et par là il a même laissé à son fils une tâche plus difficile. Tous ces soucis de l’homme privé, durant cette dernière année, toutes ces questions de mariage, d’étiquette et de relations domestiques, parfois embarrassantes à trancher, alors même qu’on est autocrate, donnaient à Alexandre II des préoccupations qui lui laissaient moins de loisir pour les affaires et moins d’énergie pour les graves résolutions. Au milieu de sa nouvelle lune de miel, il entendait moins distinctement les désirs de plus en plus nettement exprimés de son peuple; le mot que l’on répétait partout en Russie et qui résumait toutes les vagues aspirations de l’opinion arrivait plus difficilement jusqu’à lui.

Que de fois, dans son long règne, Alexandre II avait entendu résonner l’écho étranger de ce mot nouveau de constitution et de liberté politique, ou mieux, comme le nom en était interdit, que de fois il avait entendu, sous des périphrases plus ou moins habiles, demander et discuter la chose! Au début, c’était dans les assemblées de la noblesse qui, en compensation de la perte de ses serfs, attendait du tsar des droits politiques. Un peu plus tard, c’était dans les nouvelles assemblées provinciales ou dans les municipalités, et un jour, vers 1868, le prince Tcherkasski, comme maire de Moscou, présentait au tsar une adresse de la douma de cette ville implorant la convocation d’une assemblée nationale. Au commencement, pour ne pas irriter l’empereur par ces réclamations malséantes ou ces mots malsonnans, on avait essayé, après avoir en vain recouru aux assemblées publiques, de voies plus discrètes et plus mondaines. Sous l’inspiration de la grande-duchesse Hélène, on avait un jour tenté de glisser le grand mot à l’oreille d’Alexandre II, dans un bal masqué de la cour. Une jeune femme, costumée en abeille, avait été chargée de cette délicate mission, et l’empereur, dit-on, en sut mauvais gré à l’audacieuse abeille.

Douze ou quinze ans plus tard, quelle différence! c’est bien encore par des moyens mystérieux que le tsar est sollicité de donner la liberté à ses sujets; mais, au lieu d’une insinuation enjouée, jetée dans un bal par une gracieuse bouche de femme, ce sont des lettres de menaces, des assignations révolutionnaires qui pénètrent jusque dans le cabinet impérial. Les avertissemens, c’est le revolver de Solovief, ce sont les attentats répétés sur les chefs de la haute police. Les lignes de chemin de fer par où passe Alexandre sont minées ; dans son propre palais, sa salle à manger fait explosion à l’heure où il va se mettre à table avec sa famille. Et l’empereur, ne répondant pas plus aux menaces et aux injonctions