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coup à sa défaite. Cicéron fait d’ailleurs remarquer que, de la meilleure foi du monde, les gens qui n’ont pas réussi dans une élection ne peuvent jamais comprendre comment il se fait qu’un autre l’ait emporté sur eux, et que, pour expliquer ce qui souvent s’explique tout seul, ils vont chercher les raisons les plus extraordinaires. La première qui se présente à leur esprit et qui sauve leur amour-propre, c’est que leur rival ne doit son succès qu’à la fraude, qu’il a corrompu les électeurs et payé leur vote. Pour le prouver, ils se mettent à étudier, avec une malveillance perspicace, tous les actes de sa candidature; ils excitent les curieux, ils font parler les bavards, ils interrogent tous ceux qui croient avoir quelque motif de s’en plaindre, et quand ils sont arrivés à réunir contre lui un certain nombre de témoignages, ils l’accusent de brigue. S’ils persuadent les juges qu’il a violé la loi, son élection est cassée, et la campagne électorale recommence.

Les lois contre la brigue étaient fort nombreuses à Rome. M. Gentile en a compté sept ou huit qui furent faites en quelques années. Leur nombre prouve leur impuissance: c’est seulement quand la maladie persiste qu’on éprouve le besoin de multiplier les remèdes. Le mal était donc très grand et la guérison fort difficile. Dans tous les états libres, les délits de ce genre sont ce qu’il y a de plus malaisé à constater et à punir. Il est naturel qu’un candidat soit obligeant pour ses électeurs, qu’il les caresse, qu’il les flatte, qu’il les serve, qu’il cherche tous les moyens de leur être agréable ou utile : où finit la complaisance permise? où commence la complaisance coupable? C’est une question à laquelle il est partout embarrassant de répondre; mais à Rome la difficulté était plus grande qu’ailleurs. Dans un pays où la coutume rendait les rapports entre les cliens et les patrons si étroits, où l’homme riche était condamné à se montrer généreux pour ses concitoyens, où il se faisait gloire de leur offrir des jeux, des repas, des fêtes, où il devait accueillir, tous les matins, ses amis pauvres dans sa demeure et leur donner quelques secours en échange de leur visite, comment pouvait-on imaginer soi-même et faire comprendre aux autres que la munificence, qu’on regardai!, en temps ordinaire comme la première des vertus, devenait le plus noir des crimes dès qu’on était candidat? Aussi les lois sur la brigue n’osèrent-elles jamais attaquer le mal en face, parce qu’il aurait fallu, pour le supprimer tout à fait, abolir des usages respectés et changer la vie romaine. Quand par hasard on essaya de le faire, les lois ne furent pas exécutées à la lettre et l’on trouva toujours quelque moyen habile de les tourner. Il n’était pas possible de défendre aux amis d’un candidat de l’accompagner quand il allait au forum; on voulut au moins, pour restreindre