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à aller trouver sir Theophilus, à lui demander s’il ne restait pas quelque moyen de conjurer cette annexion dont la menace pesait comme du plomb sur les cœurs. Cette fois l’oracle parla. Sans qu’un muscle bougeât sur son impassible visage, sans même lever les yeux pour considérer ses interlocuteurs, sir Theophilus murmura doucement : « Il est trop tard : It is too late ! »’Et sans s’être soucié d’obtenir ce consentement que ses instructions lui enjoignaient de réclamer, contrairement aux vœux de la législature et des neuf dixièmes de la population, en dépit de toutes les protestations du gouvernement de la république, sir Theophilus ajouta : « Dorénavant le Transvaal sera une possession anglaise. » Sur quoi il arbora le drapeau de la reine. Ainsi fut exécuté ce tour hardi d’escamotage, et il faut avouer que M. Shepstone fut en cette occasion un grand artiste, un merveilleux prestidigitateur, l’un des plus adroits de tous ceux qui ont jamais dit à leur prochain : Rien dans les mains, rien dans les poches, et pourtant le tour est joué. « Un Anglais résolu, a dit M. Anthony Trollope, arriva dans une république avec vingt-cinq agens de police et un drapeau et il en prit possession. — Plairait-il aux habitans de la république de me prier de la prendre ? demanda-t-il, et à cela se borna son enquête. — Non, répondirent le peuple et son parlement, et nous refusons même d’examiner une proposition si monstrueuse. — Soit, je prendrai la république sans qu’on m’en prie, répliqua sir Theophilus. Et il la prit. »

Pendant quelques mois, M. Shepstone put croire que tout se passerait en douceur, que les Boers se résigneraient à leur sort et même qu’ils y prendraient goût. Grâce aux hommes de développement, l’annexion fut fêlée. Il y eut des réjouissances, des bals, des banquets, des adresses de félicitations, beaucoup de bouteilles de Champagne furent débouchées. Quel est le fait accompli en l’honneur duquel on n’ait pas bu beaucoup de Champagne ? L’annexion était un fait accompli, et au surplus sir Theophilus était, lui aussi, un gentleman accompli. Les hauts fonctionnaires qu’il envoya dans toutes les parties du Transvaal pour y porter la bonne nouvelle étaient comme lui de vrais gentlemen, ils trouvèrent partout des visages réjouis pour leur faire accueil. En pareil cas, ce sont les seuls qui se montrent, ils servent de paravens ; les visages tristes se cachent.

M. Aylward résidait à Lydenberg, dans le district montagneux qui s’étend jusqu’à la frontière nord-est du Transvaal, quand le lieutenant-général, sir Arthur Cunynghame, chevalier commandeur de l’ordre du Bain, y fit son apparition en compagnie de l’honorable capitaine Coghill, son aide de camp, et du capitaine Clarke, commissaire spécial. Un si grand homme, représentant sa majesté, avait droit à des égards tout particuliers. On s’industria pour lui faire fête. On fouilla dans de vieilles valises qui avaient été rarement déballées ; on mit à l’air des habits de gala qui n’avaient pas vu le soleil depuis bien des mois et qu’on brossa