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le détail. Il semble même qu’on l’en ait blâmé, car dans une de ses odes il se défend avec insistance auprès des Éginètes d’avoir calomnié un Éacide, Pyrrhus, en adoptant sur sa mort une version qui lui était défavorable. C’était, nous dit un commentateur, dans un péan chanté à Delphes, où, d’après une tradition, Pyrrhus avait péri dans une querelle avec les prêtres au sujet de la possession des viandes d’un sacrifice. On voit ce qui était arrivé : à Delphes, Pindare n’avait pas chargé les Delphiens. C’est ainsi qu’il fait naître Homère tantôt à Smyrne, tantôt à Chios ; qu’il donne tour à tour pour patrie au dithyrambe, le chant inspiré de Bacchus, Corinthe, Naxos et Thèbes. Parmi les mythes et les légendes, il choisit sur un même fait, et sans se croire lié par son propre choix, ce qui convient au pays où il chante. Il choisit aussi ce qu’il préfère, et il est facile de reconnaître sa prédilection pour les mythes thébains, ou plus généralement pour les mythes doriens et éoliens. Sa muse est vraiment dorienne, et c’est pour lui une forme du patriotisme.

Doit-on conclure de cette liberté qu’il est indifférent au sujet de ces mythes, c’est-à-dire au sujet de l’histoire religieuse, qui est bien près chez les Grecs d’être la religion même ? Et, en effet, s’il croit une chose à Thèbes et en croit une autre à Corinthe, une foi aussi variable ressemble beaucoup à celle d’un libre penseur. Si parmi les légendes religieuses il prend et rejette selon sa convenance, c’est sans doute qu’à ses yeux aucune ne s’impose du droit de la vérité, aucune n’est vraie. — Rien de plus rigoureux que ce raisonnement ; rien de moins approprié à la matière. L’abus de la logique, mauvais dans toutes les questions de foi, est particulièrement déplacé quand il s’agit de la foi d’un Grec, surtout à l’âge auquel appartient Pindare. La religion alors embrasse une immense mythologie, qui s’est formée des légendes particulières de toutes les cités et de toutes les grandes familles, et qu’a enrichie encore pendant des siècles, depuis Homère et Hésiode, l’imagination des poètes, tour à tour interprètes et auteurs de la tradition populaire. Il est clair qu’il ne peut y avoir sur chaque point une croyance fixe et universelle, un dogme. Mais il n’y a pas non plus incrédulité ; rien ne nous autorise à dire qu’il y ait eu alors sur toute la surface du monde grec un seul incrédule. Ce qui existe, c’est dans la foi une liberté, une aisance analogues à celles qui nous frappent dans la mythologie ; ce sont des degrés selon l’importance des faits ; c’est un certain vague sur les points où le mythe lui-même flotte dans une sorte de vapeur capricieuse. Depuis Homère il y a dans chaque Grec un croyant et un poète : à plus forte raison cet état d’esprit est-il celui d’un poète de profession, dont la mythologie anime les vers comme elle anime les fêtes dont ils font partie.

Veut-on savoir quel est, vers ce temps ou même un peu plus tard,