Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/848

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

établie, il ne se croyait pas défendu de lui parler librement et même de lui tenir tête. Pourvu que la constitution ne fût pas touchée par les mesures qu’on proposait, M. Thiers n’avait souci du reste. Il prenait la loi nouvelle pour ce qu’elle était, non comme un remède souverain, mais comme le seul palliatif possible, comme un moyen de rassurer l’opinion effrayée, de rallier les forces conservatrices. Sa pensée, il l’avouait tout haut, c’était d’enlever au socialisme une partie de son armée par une sorte d’épuration du suffrage universel, par l’exclusion des déclassés, des vagabonds sans domicile, des « nomades» qui sont l’éternel contingent des factions au scrutin comme dans la rue. Le danger pouvait être sans doute de trop céder à une panique, d’éliminer d’un seul coup jusqu’à trois ou quatre millions d’électeurs et de mettre une arme redoutable dans les mains de qui saurait s’en servir. M. Thiers ne s’arrêtait pas, et sans craindre de défier les orages par un de ces mots qui exaspèrent les partis extrêmes, il allait droit à ceux qu’il voulait exclure en s’écriant dans un mouvement d’éloquence :


... Ce sont ces hommes qui méritent ce titre, l’un des plus flétris de l’histoire, le titre de multitude. Oui, je comprends que certains hommes y regardent beaucoup avant de se priver de cet instrument; mais des amis de la vraie liberté, je dirai les vrais républicains, redoutent la multitude, la vile multitude, qui a perdu toutes les républiques. Je comprends que les tyrans s’en accommodent, parce qu’ils la nourrissent, la châtient et la méprisent; mais des républicains chérir la multitude et la défendre, ce sont de faux républicains! Ce sont des républicains qui peuvent connaître toutes les profondeurs du socialisme, mais qui ne connaissent pas l’histoire. — Voyez-la à ses premières pages, elle vous dira que cette misérable multitude a livré à tous les tyrans la liberté de toutes les républiques. C’est cette multitude qui a livré à César la liberté de Rome pour du pain et les spectacles du cirque, et qui, après avoir accepté en échange de la liberté romaine du pain et des spectacles, égorgeait les empereurs ; qui tantôt voulait du misérable Néron et l’égorgeait quelque temps après par des caprices aussi changeans sous le despotisme qu’ils l’avaient été sous la république; qui prenait Galba, puis l’égorgeait parce qu’elle le trouvait trop sévère; qui voulait débaucher Othon, qui prenait l’ignoble Vitellius, et qui, n’ayant plus le courage même des combats, livrait Rome aux barbares... C’est cette vile multitude qui a livré aux Médicis la liberté de Florence, qui a en Hollande, dans la sage Hollande, égorgé les de Witt; c’est cette vile multitude qui a égorgé Bailly ; qui, après avoir égorgé Bailly, a applaudi au supplice, qui n’était qu’un abominable assassinat, des girondins; qui a applaudi ensuite au supplice mérité de Robespierre ; qui applaudirait au vôtre, au nôtre ; qui a accepté le despotisme