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le pays ; cette idée féroce lui vint de la crainte de voir ces hôtes gênans échapper lentement au joug de la Chine, aidés dans cette délivrance par leurs coreligionnaires du Turkestan et de la Birmanie. A cet effet, des messagers furent envoyés dans toutes les villes et transmirent aux fonctionnaires l’ordre de faire tuer à jour fixe, par des hommes sûrs et résolus, tous les mahométans qui se trouveraient à 800 lis[1] de la capitale, c’est-à-dire de Yunnan-Fou. Cette nouvelle Saint-Barthélemy eut effectivement lieu le 19 mai 1856. Dans les endroits où les musulmans étaient rares, ils furent égorgés sans résistance aucune; dans d’autres, les malheureux cherchèrent à se défendre, mais surpris, accablés par le nombre, ils durent s’enfuir, laissant leurs maisons en flammes et aussi, hélas! des vieillards et des enfans qui ne furent pas épargnés. La vie fut laissée aux jeunes femmes, mais, bien entendu, aux plus indignes conditions. Cependant les musulmans, à l’ouest du Yunnan, à Tali-Fou, étaient nombreux; secondés dans leur défense par les secours que leur amena un actif bachelier de leur secte, du nom de Tu-Wen-Hsiou, ils purent rester maîtres de la place. Plus au sud, le centre de la résistance s’établit à Kouang-I, ville située sur un plateau d’un difficile accès, position stratégique d’une grande importance.

Chose étrange, ceux que l’on croyait à jamais frappés de terreur ne se rendaient pas ou paraissaient décidés non-seulement à défendre leur vie, mais encore résolus à venger leurs frères assassinés. Ils déployèrent en peu de temps une énergie si redoutable, une vigueur tellement imprévue, que bientôt les impériaux tremblèrent. Après la prise par les musulmans de la ville de Tali-Fu, les Chinois perdirent les régions qui touchent à la Birmanie et au Thibet. La Dzungarie et les pays qui l’avoisinent s’agitaient aussi. Plus de commerce; les voies de l’est et du sud, comprenant, la première la rivière de Canton, et la seconde le fleuve Rouge, où M. J. Dupuis n’avait pas paru encore, étaient en possession de chefs indépendans, qui, comme les Pavillons-Noirs d’aujourd’hui, ne laissaient passer les marchandises que lorsqu’ils le jugeaient convenable, mais non sans avoir perçu au préalable des droits exorbitans[2]. L’émigration était générale, et le moment était venu où ces pays, naguère florissans et industrieux, n’allaient plus être que le théâtre d’une effroyable guerre.

En 1858, les mahométans commandés par un chef de grande valeur, Ma-Hsien, et conseillés par un de leurs grands prêtres,

  1. Le li,1 kilom. 620.
  2. Voir l’Annexion du Tonkin dans la Revue du 15 septembre 1880.