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représentation, qu’au génie évoquant à nos yeux une variété typique de la folie : une étude, et pour continuer à nous placer au point de vue du peintre, quel impressionniste inventerait donc mieux que son costume et que sa pantomime lorsqu’elle entre en scène, shrouded, comme disent les Anglais, enlinceulée, dans ses longs voiles blancs et ses cheveux emmêlés sur sa figure! Tout en elle, sa démarche, son regard, l’ébranlement de l’être nous dénonce un immense ravage; évidemment la foudre a passé là. L’horreur dont ses yeux sont pleins emplit les vôtres; ce qu’elle a vu, vous l’avez vu, et quand elle écarte le masque épais et noir de ses cheveux et qu’un rayon, un seul, éclaire son visage presque aussitôt replongé dans la nuit jusqu’au moment où, d’un geste écrasant, électrique, elle rejette l’ombre derrière elle pour toujours, secoue les ténèbres et se lève resplendissante, toute lumière, — connaissez-vous rien à la scène de plus surprenant? Tragédienne lyrique ou simplement dramatique, Rachel ou Gabrielle Krauss, peu importe, si le type est rendu, créé ; seulement, chez la cantatrice, l’expression est multiple, et cette complication d’efforts, ce double jeu doit compter à sa gloire comme surcroît.

A ceux que les études vocales intéressent, la Krauss offre, en outre, un bien remarquable sujet d’observation; je veux parler de cette complète possession d’elle-même qui la caractérise désormais. Ainsi, au troisième acte, lorsqu’après la grande scène où elle tombe comme morte, elle se relève pour le duo avec Mlle Daram, les résonances vocales sont aussi intactes, inébranlées que si toute son âme ne s’était précédemment donnée et prodiguée. C’est qu’il se passe chez elle à l’heure actuelle ce qui n’arrive que chez les maîtres; elle a, comment dirai-je ? établi sa voix hors d’elle-même, elle l’a en main et la gouverne indépendamment des influences extérieures capables d’agir à certains jours sur l’expression, mais impuissantes à entamer les qualités constitutives. De là cette justesse imperturbable des voix une fois mises et qui ne se démettent plus : « la messa di voce, » mot technique des Italiens qui n’a rien de commun avec l’émission de la voix, mais qui la précède. Une voix mise peut s’émettre, tandis qu’une voix non mise ne le peut pas et produit le son à la grâce de Dieu. Sous ce rapport, la Krauss est une leçon vivante.

Inutile d’entrer plus avant dans le détail de son exécution et d’insister sur le talent qu’elle déploie. Cette musique du Tribut de Zamora lui doit tout. Dans l’hymne national, elle change le dessin métrique; au lieu d’une suite de deux croches, elle fait une suite de croches pointées suivies chacune d’une double croche; elle introduit des silences d’une éloquence merveilleuse, crée le pathétique. Toute inspiration musicale qui prétend devenir populaire a pour premier devoir d’être symétrique. Sans carrure absolue, point de Marseillaise. Or comptez le nombre de mesures de ce chant, et vous en trouvez dix-sept; irrégularité