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préoccupait le plus l’approche du jubilé. Et Jeanne, de son côté, partageait sans aucun doute la préoccupation maternelle, puisque, dès le lendemain de son arrivée à la cour où le souci de sa mission la retenait, elle n’eut rien de plus pressé que d’envoyer quelques-uns de ceux qui lui avaient fait escorte accomplir en son lieu et place le pèlerinage au chef-lieu du Velay, comme pour mettre l’œuvre patriotique qu’elle allait entreprendre sous les auspices de la solennité doublement sacrée où reposait alors l’espoir national. C’est pour ce motif que le premier acte de sa mission, le message où elle somme les Anglais, au nom « du roi du ciel, fils de sainte Marie, » de vider le royaume, est daté du 22 mars ou du mardi de la semaine sainte.

Au milieu de cette foule pieuse entassée dans le sanctuaire, aux offices de ce grand vendredi saint de l’Annonciation, où les pèlerins de Notre-Dame du Puy, prosternés la face contre terre et pour ainsi dire haletans dans l’attente de quelque soudain miracle, sentaient courir en leurs veines un frisson de religieuse terreur, il faut se représenter la mère de la Pucelle agenouillée aux pieds de la fameuse Vierge noire et récitant dévotement son chapelet les yeux baignés de larmes. Le cœur encore tout meurtri du coup qu’elle avait reçu le mois précédent, la femme de Jacques d’Arc pleurait et n’avait confiance qu’en la miséricorde divine pour être consolée. Elle pleurait en pensant à sa bonne Jeannette, l’espoir de sa vieillesse, qui venait de s’échapper en quelque sorte par. surprise de la maison paternelle et que peut-être elle ne reverrait plus. Si seulement elle avait pu l’embrasser et lui dire adieu ! Mais non, il n’est pas jusqu’à cet amer plaisir qui n’eût été refusé à sa tendresse. Hélas ! lorsque la pauvre paysanne fondait ainsi en sanglots devant ces autels où, depuis les temps les plus reculés de ; la superstition gauloise, des milliers de générations humaines sont venues tour à tour prier et gémir, elle ne se doutait certainement pas que, dans la fête qui l’avait attirée au Puy, il y avait comme un emblème de cette mission sublime, dont le premier acte lui coûtait déjà tant de pleurs. Elle ne se doutait pas que la petite Jeannette, l’humble enfant d’Isabelle Romée, avait eu, elle aussi, son Annonciation. Un ange du ciel lui était apparu qui l’avait saluée, qui l’avait élue, qui l’avait bénie entre toutes les jeunes filles ; et ce que l’héroïne inspirée avait senti depuis lors palpiter dans son sein virginal, en vérité c’était presque un dieu, jusque c’était le génie même de la France.


Sméon LUCE.