Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/145

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les poètes peuvent être coupables souvent, mais par la raison que nous avons sommairement exprimée, on peut soutenir, que la poésie ne l’est jamais. C’est ce que le plus noble et le plus sévère des hommes, Dante, a si profondément senti et ce qu’il a merveilleusement réussi à nous faire sentir tout le long de son poème. Que de talens illustres et de beaux noms de poètes et d’artistes il rencontre non-seulement dans les régions du purgatoire, mais dans les sombres campagnes de l’enfer, et cependant comme il leur parle avec déférence et respect, comme il oublie en eux les pécheurs punis pour ne se rappeler que ce qu’il doit à leur génie ! Lorsqu’il rencontre Brunetto Latini sous la pluie de feu, lui vient-il pédantesquement la pensée d’ajouter sa sévérité à la sévérité de la justice divine ? Non certes, mais la tête inclinée, et sans aucune allusion au châtiment que subit son vieux maître, il lui donne l’assurance que son âme garde de lui une image ineffaçable. Cet impérissable souvenir est tout ce qu’il peut pour le condamné sans appel, mais lorsqu’il rencontre Guido Guinicelli dans ces régions du purgatoire où il peut davantage, avec quel empressement affectueux il offre ses services à celui que, dans sa modestie, il ne craint pas d’appeler son père et le père de tous ceux qui ont tenté en Italie la poésie amoureuse et légère ! Et tout aussitôt, apprenant que le troubadour périgourdin Arnaud Daniel traverse les mêmes flammes que Guido, il s’approche et lui dit que le désir qu’il a de le connaître promet à son nom une place gracieuse. Nous ne voulons, pas pour Alfred de Musset d’autre sévérité que cette de Dante pour des poètes coupables d’erreurs autrement graves que toutes celles qu’on a pu lui reprocher ; c’est une place gracieuse que réclame son nom, et si nous ne réussissons pas à la lui donner, ce ne sera pas la faute de notre désir.

Dans un charmant volume de Souvenirs que vient de publier une femme d’esprit, bien connue du monde parisien, Mme G. Jaubert, nous rencontrons cette définition de notre poète par le peintre Paul Chenavard : « À tout jamais, madame, disait-il à l’auteur de ces Souvenirs, Alfred de Musset sera la personnification de la jeunesse et de l’amour. » À coup sûr, Chenavard a trouvé dans sa vie de causeur des choses autrement imprévues que cette définition, qui est tellement vraie qu’elle ressemble à ce que les Anglais appellent un truism, et que chacun peut s’en emparer sans crainte d’être accusé de plagiat. Réfléchissez un peu cependant, et vous reconnaîtrez que cette définition, outre son exactitude qui s’impose d’emblée, a ce mérite qu’elle ne pourrait être remplacée par aucune autre. Non-seulement elle est vraie, mais elle est la seule vraie, et l’esprit le plus subtil perdrait ses peines à en chercher une