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caractère des brigands est de mépriser ceux qui les tolèrent. Le 25 janvier 1878, un gros vapeur de la compagnie Talabot, l’Auvergne, fut jeté par la tempête sur la côte de Tabarque. Aussitôt des essaims de Kroumirs se ruèrent sur cette proie. A la demande du consul-général de France, le bey expédia un détachement de quatre cents hommes pour sauvée les victimes et faire justice des détrousseurs ; ces quatre cents hommes assistèrent au pillage en spectateurs impassibles et discrets. Trois tribus étaient intéressées dans l’opération. Tout ce qu’on put obtenir de leurs chefs, c’est qu’ils épargnassent la vie des hommes de l’équipage ; ils se contentèrent de les déshabiller et leur permirent de gagner Tunis à pied. Tout cela se passait à 12 kilomètres de la frontière française et à la portée des canons d’un fort tunisien, qui gardèrent un prudent silence. La France dévora cet affront, et les Kroumirs purent s’imaginer que désormais elle se faisait un devoir de tout supporter.

Pendant longtemps le bey de Tunis parut avoir compris que, ne pouvant faire lui-même la police dans des tribus qui ne lui obéissent point, il devait laisser aux Français le soin de la faire à sa place. Mohamed-es-Sadok paraissait aussi avoir compris que non-seulement la France avait des intérêts essentiels à sauvegarder sur sa frontière algérienne, mais qu’en considération des importans services qu’elle lui avait rendus et qu’elle pouvait lui rendre encore, il était tenu d’avoir beaucoup de ménagemens pour elle, d’observer à son égard une politique de bonne grâce et de complaisance. La restauration de l’aqueduc de Carthage, qui, amenant, à Tunis les eaux abondantes de Zaghouan, met la Ville bien gardée et le Séjour de la félicité à l’abri de la soif et de la sécheresse, les postes et les télégraphes, les chemins de fer, tout ce qui s’est fait d’utile en Tunisie a été l’ouvrage de son puissant et bienveillant voisin. « On estime, lisons-nous dans une brochure de M. Edmond Desfossés[1], que sur les 125 millions de la dette tunisienne, près de 100 millions se trouvent entre des mains françaises. Nous devons ajouter que la loi du 26 mars 1877 a garanti un intérêt de 6 pour 100 au capital employé pour la construction du chemin de fer de Tunis à la frontière algérienne, et que les nouvelles lignes concédées et le coût du port porteront ce capital garanti à près de 100 millions. Or, de longtemps, les revenus de ces grandes entreprises ne paieront que leurs frais d’administration et d’exploitation. Ce sera donc par la garantie du trésor français une charge annuelle d’au moins 5 millions. Et combien d’autres sommes à ajouter au passif du bey, comme les expéditions maritimes de 1838 et de 1864, qui l’ont conservé sur son trône ! »

Mohamed-es-Sadok paraissait se douter que de tels antécédens lui créaient, sinon des obligations de cœur, du moins une situation quelque

  1. La Question tunisienne et l’Afrique septentrionale, par Edmond Desfossés ; Paris, Challemel aîné.