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flotte appareillait, qu’une escadre allait partir pour l’Afrique. Le ministre de France, M. Rothan, qui avait accepté la pénible mission de représenter son pays à l’une des heures les plus calamiteuses de son histoire, suppléa par la vivacité de ses démarches et par l’énergie de ses réclamations à l’autorité défaillante de son gouvernement, et il trouva dans son collègue, le ministre d’Angleterre, sir A. Paget, un concours utile pour peser sur les résolutions du cabinet italien. La flotte n’alla pas plus loin que Gaëte, et tout se passa en douceur, au grand déplaisir d’un consul qui s’était promis de brouiller les cartes.

On peut avancer sans blesser les Italiens qu’il y a en Italie comme partout, des esprits de travers, des imaginations romanesques, des hommes peu sensés, qui sont particulièrement absurdes en raisonnant des affaires de Tunis. Les uns sentent couler dans leurs veines le sang des consuls et des césars qui firent la loi au monde, ils sont les héritiers de Rome, de ses exploits et de ses grandeurs ; tout ce qu’elle a pris leur appartient. Comment pourraient-ils souffrir que la France dominât sur une terre où s’élevait cette Carthage que jadis ils ont conquise au péril de leur vie ? Ils étaient avec Scipion l’Africain quand il vainquit Annibal à Zama, ils étaient avec Scipion Émilien quand il s’empara du port Cothôn et que six jours plus tard il planta sur les murs démantelés de Byrsa le drapeau de la maison de Savoie. Cette histoire est toute fraîche, elle s’est passée hier, et il n’est rien arrivé depuis.

D’autres ne vivent pas dans le passé, mais dans l’avenir, qu’ils anticipent avec l’ardeur généreuse d’une âme facile aux illusions. Ils prétendent cueillir les fruits avant que l’arbre soit planté. Ils ont décidé que toute nation qui se respecte doit avoir des colonies, ils en veulent, il leur en faut. Ils oublient que les colonies sont un luxe de peuple riche et un luxe fort coûteux, qui demande des avances énormes de capitaux et de longues années de durs efforts, lesquels ne sont pas toujours rémunérés, lis oublient que s’emparer d’un pays barbare, c’est conquérir le droit de dépenser beaucoup de millions. Ils oublient qu’après cinquante ans, comme on l’a dit, « l’Algérie est encore une colonie passive et qu’elle eût ruiné un pays moins riche et moins laborieux que la France. » L’Italie est-elle déjà en état de s’accorder cette onéreuse satisfaction d’amour-propre ? Ses émigrans, il est vrai, sont nombreux, il y en a 50,000 à Marseille ; mais ce n’est pas l’étroitesse de son territoire, c’est le poids écrasant de l’impôt qui les fait partir. Depuis qu’elle a conquis son indépendance, elle est dans un progrès continuel, ses amis et ses ennemis en conviennent ; mais est-elle au bout de sa tâche ? Quelle mouche la pique et d’où lui vient cette impatience de s’installer en Afrique ? N’a-t-elle pas des soins plus pressans, des emprunts à négocier pour abolir le cours forcé, des terres incultes à défricher, des