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une société sociable, ni une vie viable, vita vitalis ? Voilà cependant ce qu’exigerait une véritable critique des fondemens de la morale. Les preuves indirectes qu’on reproduit depuis Aristote ne sont qu’une perpétuelle pétition de principe.

Aussi l’école spiritualiste finit-elle par faire appel, pour établir la liberté, au témoignage direct de la conscience. — « Nous sommes aussi sûrs de notre liberté, dit M. Franck, que de notre existence, car elles nous sont attestées l’une et l’autre de la même manière ; nous les affirmons sur la foi de notre conscience[1]. » Même doctrine chez M. Jules Simon et chez M. Caro. M. Vacherot a une telle foi dans le témoignage intérieur de la conscience qu’il croit le libre arbitre compatible même avec les doctrines qui admettent l’unité fondamentale de l’univers, l’unité de substance, quoique cette unité entraîne, semble-t-il, l’universel déterminisme, l’universelle dépendance des effets par rapport à la cause première. M. Janet, à son tour, défend la liberté sur le témoignage de la conscience, et si M. Ravaisson ne s’explique pas nettement au sujet du libre arbitre, du moins admet-il en termes formels une conscience de la liberté qui se confond pour lui avec la conscience de la spiritualité, a de l’esprit qui souffle où il veut, » c’est-à-dire de l’absolu. — Par malheur, rien n’est plus obscur que cette conscience admise par l’école spiritualiste, et il est tout d’abord impossible de dire si on a ici affaire à une réalité ou à une simple idée. Autant il est clair que nous existons, notre existence ne fût-elle que celle d’un simple phénomène, d’un simple fait de conscience, autant il est peu clair que nous donnions l’existence à des actions qui ne seraient pas l’effet nécessaire de notre propre caractère et du milieu ambiant, selon les lois universelles de la raison et de la nature. Dans l’affirmation de l’existence, la conscience ne sort pas de soi : le sujet et l’objet, l’apparence de la pensée et la réalité de la pensée se confondent. « J’ai conscience de mon existence » revient à dire : « J’ai conscience de ma conscience. » Au contraire, l’affirmation de la liberté nous entraîne à la fois hors de nous-mêmes et au plus profond de nous-mêmes, car elle porte : 1° sur la relation fondamentale qui existe entre moi et les autres êtres, entre moi et l’univers ; 2° sur le fond même de mon existence, non plus sur une apparence ou une manière d’être de ma conscience. Je sors ici de ma pensée pour atteindre les êtres hors de moi et l’être en moi. La liberté a donc deux conditions, qui entrent dans sa définition même : sous son aspect négatif, elle est l’indépendance par rapport à toute autre cause et même par

  1. Morale pour tous, p. 13.