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l’être absolu et par cela même nous diviniser. En quoi donc peut-elle faire consister la « conscience » de la liberté, si celle-ci n’est pas la conscience de la création ex nihilo, la conscience de la divinité ? Être librement moral, dans toute la force du terme, c’est au fond être un dieu, puisque, — nous venons de le voir, — c’est être le créateur de sa propre bonté et, par cela même, de sa propre nature, par cela même aussi de sa propre existence. Être librement immoral, si la chose est possible, c’est être Satan, c’est-à-dire méchanceté absolue et absolument spontanée, mauvaise volonté créatrice d’elle-même. Le spiritualisme traditionnel croit éviter la difficulté en restreignant à un point particulier notre pouvoir créateur, en faisant ainsi de nous des diminutifs de Dieu ou de Satan ; mais peut-on être absolu à moitié, à moitié dieu ou démon ? Le même problème revient toujours : qu’il y ait en nous une existence reçue d’ailleurs et par cela même inconsciente, la volonté, qui ne sera plus qu’une détermination superficielle de cette existence, ne pourra plus être consciente et sûre de sa liberté, c’est-à-dire de son indépendance par rapport au fond nécessaire de notre être et par rapport à tous les autres êtres de l’univers. En un mot, ou nous avons conscience d’une volonté et d’une existence absolues, et alors nous sommes Dieu ; ou nous n’en avons pas conscience, et alors nous n’avons pas non plus conscience de notre liberté.

L’école spiritualiste française croit se faire une idée de la liberté plus modeste et plus conforme à l’expérience en la représentant simplement comme « la puissance des contraires. » Ce n’est là qu’un des déguisemens de la liberté d’indifférence, à laquelle les philosophes de cette école se trouvent ramenés malgré eux. M. Janet, par exemple, commence par définir la liberté « le pouvoir d’agir d’après des idées, » et croit par là avoir écarté la liberté d’indifférence, à laquelle cependant il aboutit bientôt. En effet, ces idées d’après lesquelles l’homme agit, M. Janet ne les considère point comme des forces concourant à la détermination finale : « Tout acte d’intelligence, dit-il, étant représentatif ou contemplatif, n’exerce directement aucune action sur la volonté[1]. » — Doctrine qui, pour le remarquer en passant, est l’opposé de celle que nous croyons avoir établie ailleurs sur la force des idées et sur leur tendance à se réaliser elles-mêmes[2]. — Dès lors, selon M. Janet, l’idée

  1. Morale, p 469.
  2. Voyez la Liberté et le Déterminisme, IIe partie. — L’intelligence n’est ou ne semble être purement contemplative, dans les questions pratiques, que quand il y a balance entre plusieurs idées, conséquemment ignorance actuelle de ce qu’il y a de meilleur à faire. Cette apparente absence de force déterminante n’est donc que l’équilibre provisoire des forces opposées, que finit par rompre l’idée même. Au fait, toute idée tend à se réaliser et se réaliserait effectivement si elle était seule.