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le bien, ou tout au moins, avec Leibniz, qu’elle est un bien, et cela indépendamment du bonheur ? — Ce serait encore là confondre des idées très différentes : autre chose est la force, autre chose le bien, La vérité, disions-nous tout à l’heure, est essentiellement un rapport de principe à conséquence, une identité totale ou partielle, une forme logique ; la force, dirons-nous maintenant, est essentiellement un rapport de cause à effet, un principe de mouvement et de changement, une forme de la réalité. Ceci entendu, nous demanderons de nouveau ce qu’il y a de bon à ce que la cause produise son effet, à ce que la force engendre le mouvement, et si cette nécessité réelle est plus digne de s’appeler le bien que la nécessité logique dont nous parlions tout à l’heure. Tout dépend de la nature de l’effet produit ; la force est bonne si l’effet est bon, mauvaise si l’effet est mauvais. Et par quel moyen, à ne consulter que l’expérience, jugerez-vous que l’effet est bon ou mauvais ? Vous serez encore obligé de recourir à l’idée d’une augmentation ou d’une diminution de vie qui, empiriquement, ne vaut que comme augmentation ou diminution de l’intime félicité.

Cette force intérieure qu’on nomme volonté n’a elle-même de prix positif, en dehors des considérations métaphysiques, que comme puissance emmagasinée, puissance de penser, puissance d’agir, conséquemment puissance de vivre et de se sentir vivre, ou puissance de jouir. Tant valent les fruits, tant vaut l’arbre. Une volonté forte, énergique, nous semble un bien parce qu’elle renferme virtuellement beaucoup d’actions capables de procurer la félicité, soit à celui qui la possède, soit à ceux qui l’entourent. Seule, considérée comme simple puissance, elle n’est plus qu’une grande force analogue à celles de la nature, redoutable et mystérieuse, dont on ne sait si le bien ou le mal sortira. C’est comme une pile chargée d’électricité qui peut vous tuer d’une secousse ou, si elle est bien dirigée, produire de la lumière, de la chaleur, du mouvement, un travail utile. Du reste, l’école spiritualiste française rejette elle-même la doctrine de Kant, selon laquelle la volonté serait bonne en soi, serait le bien même. Encore Kant parle-t-il d’une volonté absolue et universelle, insaisissable en nous par l’expérience, qui peut paraître je ne sais quoi de divin. A plus forte raison les spiritualistes ne peuvent accorder à la volonté telle qu’ils la conçoivent, simple puissance des contraires, simple libre arbitre, une valeur plus que relative. Toute force à double effet est une richesse précieuse, mais seulement par l’emploi qu’on ne peut faire pour le bonheur ou le malheur ; en un mot, elle est utile ou nuisible selon les cas, elle n’est pas bonne en elle-même[1].

  1. Voyez l’idée moderne du droit, liv. IV.