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avec effroi : « Être ou ne pas être ; » il n’y a d’effrayant dans ce dilemme que cet autre dilemme sous-entendu : être ou ne pas être heureux, sentir ou ne plus sentir. Mais une existence qui ne sent pas et ne sentira jamais, en quoi est-elle un bien ? Vous avez beau faire, c’est à votre bonheur ou au bonheur universel que vous mesurez toutes choses, non sans doute en tant que vraies ou fausses, non en tant que fortes ou faibles, mais en tant que bonnes ou mauvaises ; — à moins que vous ne fassiez une excursion plus ou moins aventureuse dans le domaine de la métaphysique. Encore finirez-vous toujours par placer le bien absolu dans la félicité absolue. Nous rappelions tout à l’heure que, s’il n’y avait aucun œil ouvert sur le monde, aucune oreille capable d’entendre, il n’y aurait plus, à proprement parler, ni lumière ni couleurs ni sons, mais de simples mouvemens de molécules au sein de l’éternelle nuit et de l’éternel silence ; de même, pouvons-nous maintenant ajouter, s’il n’y avait point d’êtres sentans, d’êtres aimans, d’êtres heureux, il n’y aurait, à proprement parler, aucun bien, mais seulement une existence morne et neutre, des forces brutes soumises à un ordre fatal et accomplissant, sans terme comme sans but, le labeur d’une évolution inutile. — Mais le bonheur même, diront peut-être les spiritualistes, comment prouver qu’il est un bien ? — La bonté du bonheur, répondront les naturalistes, ne se démontre pas plus que la chaleur du soleil ; elle se sent. — Alors, vous aussi vous êtes obligé de suspendre la morale à une assertion sans preuve. — Sans preuve a priori, oui ; mais non sans preuve expérimentale, car en fait vous voulez comme moi le bonheur, et c’est lui que votre volonté vise toujours, alors même qu’elle prétend viser ailleurs ; donc le bonheur est la fin de votre volonté, donc il est bon. Supposez que le liège qui remonte du fond de l’eau à la surface prétende échapper à la gravitation, on lui démontrera que c’est parce qu’il tend essentiellement vers le centre de la terre qu’il s’en éloigne accidentellement : votre vertu sans considération de bonheur est comme ce liège, elle n’échappe ni aux lois de l’attraction universelle ni à celles de l’universel désir.

En somme, dans la question du bien comme dans celle de la liberté, il ne nous semble pas que l’école spiritualiste française ait suffisamment répondu aux objections du naturalisme, ni qu’elle ait trouvé un moyen scientifique de conserver, dans la morale, les antiques idées de bien en soi, de perfection, d’excellence. Ces notions, qui semblent être purement directrices et régulatrices, elle en fait des réalités transcendantes ; elle réalise l’idéal. Or, c’est là sans doute un système de métaphysique qui peut avoir ses raisons plus ou moins plausibles, mais enfin c’est un système ou, pour mieux dire,