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détruites, se réveillent avec une mélancolie qui n’est point sans douceur et murmurent autour d’eux comme le bruit des flots.

Penché au bord du bateau, je suivais sur les vagues qui venaient s’y briser en pluies d’étincelles les plus douces rêveries, des rêveries aussi brillantes et aussi éphémères que les gouttes d’eau qu’un rayon de lumière change pour une minute en diamans, mais qui rentrent aussitôt dans l’obscurité, aussi fragiles que l’écume légère que le vent du soir amasse un moment, secoue et disperse. Je serais resté longtemps dans une contemplation muette si je n’avais été arraché à mes impressions personnelles par une scène amusante qui se passait près de moi. J’avais pour compagnon de route un jeune Français employé dans une administration égyptienne et qui commençait à parler assez couramment l’arabe. Durant la journée, il avait fait la connaissance d’un brave Syrien d’âge assez avancé que nous avions embarqué à Port-Saïd et qui se rendait à Beyrouth avec sa fille, une brune aux yeux ardens, vêtue à l’européenne, mais dont les traits, la voix, le teint, la démarche, l’accent, tout était oriental. Elle s’exprimait fort bien en français et s’appelait Rosa. J’ai su depuis son histoire. Élevée comme presque toutes les jeunes filles de Beyrouth au couvent des sœurs de Nazareth, elle avait reçu l’éducation d’une Parisienne. Elle jouait du piano ; elle avait lu les poètes et les romanciers français. On lui avait fait entrevoir, à travers les barreaux de sa cage d’Orient, tout un monde nouveau, rempli pour elle de l’attrait qui vient de l’inconnu. Après quoi, elle était retombée dans la boutique de son père, bon négociant, absolument dépourvu de poésie. On comprend tout ce qui devait s’agiter d’idées confuses dans sa charmante tête. J’ai vu à Beyrouth bien des jeunes gens auxquels elle avait fait perdre la leur. Mais elle n’avait point de fortune, et ses parens voulaient profiter de sa beauté pour lui faire faire un brillant mariage. Précisément un de ses cousins, fils d’un frère de son père et d’une esclave noire, avait acquis en Égypte une richesse considérable, et ne demandait qu’à mettre tous ses trésors à ses pieds. Mais hélas ! ce cousin avait conservé le teint de sa mère ; il était presque noir ! Rosa pourrait-elle surmonter la répugnance qu’une pareille couleur doit inspirer à une jeune personne qui sait faire la révérence comme Mme de Maintenon, et qui chante au besoin, le soir, sur un bateau russe, la Captive de Victor Hugo sur l’air de Berlioz ? On l’avait espéré, et c’est pour en faire l’épreuve que son père venait de passer trois mois avec elle en Égypte. Pendant ces trois mois, l’infortuné cousin avait en vain prodigué toutes les séductions de sa fortune : il n’avait point blanchi ! Rosa s’en retournait donc sans mari et au grand désespoir de son père, qui aurait été enchanté, j’imagine, d’en découvrir un pendant la traversée. Je soupçonne