Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même que mon compagnon de route lui avait paru digne de remplacer le plus riche des nègres. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il l’obligeait sans cesse à s’asseoir à côté de Rosa en lui disant : « Voilà Rosa ! comment trouvez-vous Rosa ? » C’est qu’il l’engageait à partager sa couverture de voyage, à prendre sa main pour s’assurer qu’elle était tiède, à lui adresser quelques conversations en arabe qu’on n’aurait pas comprises autour d’eux, et c’est que Rosa se prêtait à ces manœuvres de flirtation avec une réserve pleine de provocations. Spectacle piquant qui me donnait un avant-goût des effets que la différence des races et des éducations produit en Syrie ! Que de romans pareils à celui de Rosa j’allais rencontrer ou soupçonner durant mon voyage ! Pour l’épisode du bateau, il s’est terminé d’une façon fort ordinaire. Rosa aurait été irrésistible si elle n’avait pas eu un vilain chapeau à fleurs fait par la meilleure modiste d’Alexandrie, et si elle avait consenti à nous faire entendre des airs arabes au lieu des mélodies de Berlioz. Mais quoi, elle croyait mieux faire en se déguisant en Française, tandis que nous aurions été éblouis, par cette nuit merveilleuse et sous ce ciel profond, si ses beaux yeux nous fussent apparus sans l’accompagnement de ces prétendues élégances européennes.

Le lendemain matin, à l’aurore, nous étions en face de Jaffa. La côte de Syrie n’est pas beaucoup plus élevée que celle d’Égypte ; on n’y distingue quelques hauteurs que dans la direction d’Apollonia et de Césarée. Partout ailleurs, elle est formée de dunes de sable assez basses. La vue de Jaffa est fort jolie. Je trouve en général les voyageurs trop sévères pour cette ville, qu’ils représentent comme laide et dépourvue de pittoresque. De la pleine mer, on dirait un immense tas de pierres multicolores surmonté de quelques cactus et de quelques palmiers verts. Personne n’ignore que le port en est fort incommode : on ne peut y aborder quand la mer est mauvaise, à cause des lignes de rochers qui enferment l’entrée et dont les passes sont prodigieusement étroites. Quand la mer est calme, il faut encore toute l’habileté des bateliers syriens pour éviter de se briser en traversant ces passes. Il va sans dire que les bateaux restent au loin dans la mer. On n’aborde à Jaffa que sur des barques légères glissant au milieu des récifs avec une rapidité admirable. A peine un bateau a-t-il jeté l’ancre qu’il est entouré d’une vingtaine de ces barques qui dansent autour de lui secouées par la vague : tantôt elles sont presque à la hauteur du pont, tantôt elles descendent presque jusqu’à la quille avec le flot qui se creuse profondément sous elles. Accrochés à toutes les cordes, à tous les agrès du navire, les bateliers suivent le mouvement avec une souplesse étonnante. Enfin ils profitent d’une seconde où la vague les soulève pour se jeter en masse sur le pont. En un instant, on est