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qui existent. Mais il comprend que la nature, elle aussi, est un artiste ; que pour ses exemplaires sans nombre elle a des types, et ce sont ces types qu’il cherche. Ses trois chefs-d’œuvre sont la Méduse, la Joconde et la Cène de Milan. Quelle beauté terrible que celle de la tête de la Gorgone qui agonise dans son sang ! Les yeux éteints, l’haleine verdâtre, cette atmosphère de venin nous glacent d’horreur. Les cheveux qui viennent de devenir des serpens s’enroulent, se tordent, se multiplient et dardent de tous côtés leurs langues de vipères. C’est le cauchemar de l’horrible dans la nature, c’est l’animal ressortant de l’homme, c’est la vie terrible renaissant de la mort. — Tout le monde connaît la Mona Lisa du Louvre ; voilà la femme elle-même avec sa beauté, son charme, sa haute fascination, ce tout délicat et puissant qui réside dans la finesse de son organisme et semble donner ici à la toile la pulsation de la vie. C’est la sirène qui sait et se moque, mais séduit quand même. Enfin c’est Eve et non Béatrice, Eve reine du monde, le chef-d’œuvre de la création, dont les monstres de l’abîme sont la première ébauche. — Et voici, dans le dernier repas du Christ, l’humanité avec son sommet. On n’a jamais poussé plus loin l’individualisation des types, la psychologie des caractères et leur opposition dramatique que dans ces douze apôtres. Quant à Jésus, il exprime la supériorité du juste, la sympathie divine et la sainte pitié de la victime pour son propre bourreau, en un mot la perfection morale. Léonard cependant, nous dit Vasari, n’osa jamais achever cette tête ; il restait assis devant la fresque pendant des heures entières sans oser y toucher. Il ne lui manqua pour la finir que ce je ne sais quoi qui ne dépend pas de la science et de l’étude : le rayon divin, l’inspiration du sentiment. Et ce point marque la limite où s’arrête volontairement ce grand homme.

Michel-Ange est l’artiste le plus individuel, le plus énergiquement accentué des temps modernes. Ce qu’il a fait et conçu ne vient que de lui-même, et l’on a pu dire des enfans de son génie : prolem sine matre creatam. Son domaine est tout autre que celui de Léonard. Celui-ci a surtout étudié le grand sphinx : la nature ; Michel-Ange a cherché la justice dans l’humanité. Ce Titan sculpteur, cet Hercule chrétien, ce prophète violent de la loi, qui a souffert des maux de l’Italie et des iniquités de son siècle, le flétrit avec des législateurs de marbre et des sibylles peintes. Lutteur acharné lui-même, il conçoit surtout des lutteurs. Son Jéhovah de la Sixtine, qui flotte sur le gouffre orageux de l’espace, est la plus grande image de la puissance divine sous figure humaine, et son Moïse de San Pietro in Vincoli la plus fière incarnation d’un dompteur d’hommes. Comment Michel-Ange résolut-il dans sa pensée et dans son œuvre le grand problème de la lutte entre l’hellénisme