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ses ressources. Peut-être, le jeune écrivain remonte-t-il un peu haut dans le passé pour expliquer nos défauts et notre caractère : il reprend notre histoire aux Gaulois et aux Germains ! Peut-être aussi fait-il intervenir un peu inutilement dans ses vives analyses la philosophie de l’évolution. C’est le penchant d’un esprit sérieusement cultivé. Le mérite de son livre est de n’avoir rien de vulgaire ou de systématique, d’être une œuvre de réflexion et de faire réfléchir, de ramener les hommes d’aujourd’hui en face du problème des destinées françaises, des malheurs que notre nation a subis et des dangers auxquels elle peut encore être exposée, M. Raoul Frary a, si l’on veut, le patriotisme sévère, même un peu morose, et si l’accent avec lequel il parle des affaires de la France semble parfois un peu triste, c’est peut-être simplement après tout parce qu’il contraste avec cette insouciante promptitude d’oubli en présence du « péril national » dont l’auteur voudrait que la France ne détournât jamais ses regards.

Y eût-il quelque exagération dans cette austérité un peu âpre d’un jeune esprit patriotiquement inquiet, mieux vaudrait encore cette généreuse exagération que ces optimistes qui n’ont plus ni la mémoire du passé ni la préoccupation de l’avenir dès qu’ils se sentent rassurés dans le présent. S’il y a en effet aujourd’hui un phénomène frappant et singulier qui, jusqu’à un certain point, donne la mesure de la transformation rapide des idées ou de la mobilité des impressions, c’est cette facilité avec laquelle on bannit des souvenirs importuns.

Lorsqu’il y a dix ans, la France, après six mois d’une lutte sombre, d’une résistance désespérée » tombait vaincue et humiliée sur son propre sol ; lorsqu’elle se voyait atteinte dans son intégrité, dans son orgueil et dans sa fortune, qui ne s’en souvient ? il y avait dans toutes les régions, dans tous les camps, dans tous les partis comme une émulation salutaire de patriotisme. On se flattait de ne rien oublier de ces cruelles leçons qu’on venait de recevoir de la défaite, de renoncer aux préjugés, aux divisions, aux illusions et aux haines qui avaient précipité la ruine de la patrie. On ressemblait « à des hommes qu’une affreuse disgrâce éclaire sur leurs fautes et sur leurs défauts, qui croient puiser dans cette révélation accablante la force de se transformer… » Et de fait il est certain que, pendant les premiers temps, il suffisait d’un mot pour faire accepter tous les sacrifices, toutes les mesures dont on pouvait attendre l’affermissement du crédit, la reconstitution des forées de la France. Quelques années sont passées, — « on dirait qu’un siècle s’est écoulé ! » Aujourd’hui on tâche de ne plus songer au passé, de jeter un voile sur les images douloureuses. Il est de mode de ne plus sentir les vieilles blessures et de croire à toutes les prospérités. Pour les uns, la république est un dédommagement suffisant avec ses excédens de budget et ses emprunts grossissans. Les autres, les indifférens, se disent qu’après tout il faut bien se consoler, sans trop s’inquiéter