Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/515

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


SOUVENIRS LITTÉRAIRES


PREMIÈRE PARTIE.


Le samedi 8 mai 1880, je reçus un billet de Gustave Flaubert : « Lundi prochain, j’irai embrasser ta seigneurie ; j’ai à peu près terminé mon livre ; ce qui me reste à faire est peu de chose ; il y a longtemps que je ne t’ai vu, et je me hâte afin d’arriver avant ton départ. » — Le lendemain, en ouvrant le journal, je lus une dépêche annonçant que Flaubert était mort subitement, la veille, à l’heure même où je recevais sa lettre. Le choc fut très dur et la douleur insupportable. J’aimais tendrement celui qui venait de s’en aller si brusquement, isolé, loin de nous, dans la retraite où il s’enfermait pour travailler, foudroyé par un mal qui datait de sa vingtième année, sans avoir pu adresser une parole d’adieux à ceux que désespérait sa perte inopinée. C’était un colosse fait pour vivre cent ans ; malgré les surprises auxquelles la mort nous a façonnés, il est difficile de comprendre que tant de force, de vigueur intellectuelle, tant de longévité promise par les apparences, s’évanouissent tout à coup et soient brutalement enlevées à la famille humaine. Ce n’était pas seulement un frère d’armes littéraires qui venait de disparaître pour moi, c’était l’ami de mon adolescence, de ma jeunesse, le témoin, le confident de ma vie entière, c’était le compagnon de mes voyages, celui devant lequel j’avais pensé tout haut et pour lequel mon affection n’avait jamais fléchi, malgré bien des divergences d’opinion sur le but et la fin de la littérature