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législatif. Nous n’avions rencontré personne qu’un fort de la halle qui s’était arrêté pour nous regarder et avait repris sa route en murmurant quelques paroles que je n’entendis pas. La Seine était haute, sombre ; nous nous appuyâmes contre le parapet et nous laissâmes tomber les sacs ; nous entendîmes le bruit de la chute. — Allons vite, dit Joseph ; faisons le dernier voyage. — Messieurs, en revenant je récitais mes prières et je fis vœu de faire dire douze messes à l’autel de Notre-Dame-des-Victoires si je sortais sauf d’une telle aventure. Je ne veux pas vous faire languir, messieurs, notre dernier transport s’accomplit aussi heureusement que le premier ; nous étions sauvés. J’aidai Joseph à laver sa boutique et à faire disparaître les dernières traces du meurtre ; nous brûlâmes les bonnets de ces malheureux cosaques, nous jetâmes leurs sabres dans une bouche d’égout, et nul n’a jamais soupçonné la tragédie où j’ai joué un rôle si contraire à ma nature. Pendant tout le temps que les alliés ont occupé notre belle France, toutes les fois que je rencontrais un de ces étrangers arrogans et superbes, je me sentais pâlir, car je me figurais que ma complicité dans ce crime, si j’ose parler ainsi, était écrite en traits de feu sur mon visage. Je ne fus délivré que lorsque notre sol même fut délivré ; je respirai plus à l’aise, et je compris que notre crime ne serait jamais découvert. »

Ce récit, toujours le même, où les paroles et les gestes se reproduisaient avec une concordance inaltérable, nous causait une indicible émotion. Nous admirions M. Albin, nous le trouvions un héros, Joseph nous apparaissait comme une sorte de demi-dieu vengeur, et nous étions résolus, si une nouvelle guerre éclatait, à nous faire charcutiers, afin de pouvoir égorger les cosaques sans qu’on s’en aperçût. M. Albin nous avait si bien décrit la place où il avait jeté les cadavres en aval dans la rivière, que nous la connaissions. Lorsque l’on nous conduisait aux Champs-Elysées, nous insistions pour qu’on nous menât sur le pont, nous allions à l’endroit précis, nous touchions le parapet avec une sorte de respect, nous nous faisions lever dans les bras des domestiques afin d’apercevoir la Seine, nous avions un petit frémissement de frayeur et nous nous disions : « Dire que c’est là ! » Ce récit, dont l’exactitude était rigoureuse[1], nous avait laissé une impression que le temps n’a point émoussée ; Louis et moi, devenus grands, devenus hommes, nous en parlions souvent. Le 24 février 1848, j’appris dans la journée que Louis de Cormenin avait été à la chambre des députés. Je fus inquiet, je m’imaginai qu’il avait pu être pris dans quelque bagarra et je partis pour tâcher de le rejoindre. Je le rencontrai au milieu

  1. La boutique du charcutier existe encore rue des Petits-Champs, n° 80.