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comme prêts à la défensive. En traversant la principale rue, les forçats se mirent à chanter, en chœur, un air très gai dont le refrain ressemblait à un éclat de rire.

Le soir, après le dîner, une femme de chambre, qui le lendemain fut vertement tancée, nous emmena à travers le village obscur, et nous conduisit jusqu’à une vaste grange formant un bâtiment isolé sur la grand’route : deux gendarmes étaient de faction à la porte, que l’on ouvrit pour nous. La chaîne était couchée. Le long des murailles, sur une épaisse litière, les hommes étaient étendus de chaque côté, les pieds vers le milieu où s’allongeait la chaîne centrale. Trois perches réunies en faisceau soutenaient une lanterne, près de laquelle quatre gardes-chiourme, jouant aux cartes, étaient accroupis, le bâton à portée, leurs chiens auprès d’eux. Il paraît que, parmi ces misérables, il y avait un criminel célèbre que la femme de chambre voulait voir. Elle par la à un des gardes-chiourme qui cria un nom, je ne sais plus lequel, et ajouta : — Montre ton museau, on veut le regarder. — Dans l’ombre à peine éclairée par le rayonnement de la lanterne, un homme se redressa ; la femme de chambre dit : — Comme il est jeune ! — On nous fit sortir ; il était temps, nous avions très peur. Lorsque nous rentrâmes à la maison, nous vîmes tous les domestiques sur pied ; derrière la grille, dans le vestibule, à toutes les issues, ils se tenaient armés de fusil de chasse ; dans le jardin, les jardiniers faisaient bonne garde. Pendant cette nuit, on veilla dans toutes les maisons de Villeneuve-Saint-George ; et il en était ainsi chaque fois que la chaîne passait. Le lendemain matin, on nous apprit qu’elle était partie au lever du jour. C’est ainsi qu’en 1827, sous le règne du roi très chrétien, les forçats s’en allaient vers le bagne. Il fallut attendre jusqu’à l’ordonnance royale du 9 décembre 1836, pour voir cesser cet immoral voyage qui durait de trente à quarante jours. La chaîne fut remplacée par des voitures cellulaires conduites en poste ; aujourd’hui, sur chaque ligne de chemin de fer, l’administration des prisons a ses wagons particuliers aménagés pour le transport des criminels. Que de fois, lorsque j’étudiais le monde des malfaiteurs, lorsque dans les salles du greffe de la Grande-Roquette, j’assistais à la visite et au départ des condamnés, que de fois je me suis rappelé le spectacle qui m’avait terrifié à Villeneuve-Saint-George pendant que, tout petit enfant, je regardais défiler les trois ou quatre cordons de trente forçats chacun dont l’ensemble était la chaîne ! Il est difficile aujourd’hui d’expliquer que, parmi tant d’hommes de bien et d’intelligence qui se sont succédé au pouvoir, nul n’ait songé, pendant des siècles, à supprimer ce vieux reste de barbarie fait pour révolter la conscience et outrager la moralité publique. Que de temps il a fallu avant de comprendre que la