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force, de jeunesse, d’ardeur, est extraordinaire. Tant d’activité fut perdue qui aurait pu être employée au bien du pays ! Quelques-uns de ces fous sont devenus des sages et ont rendu des services à la France ; plus d’un prodigue qui avait laissé couler sa fortune à l’égout de la débauche et des plaisirs infimes a été retrempé par sa ruine même et s’est réfugié dans notre armée d’Algérie, où il s’est relevé par le sentiment de l’honneur militaire et du devoir accompli. Il est inutile de nommer ceux de nos officiers, parmi les meilleurs, parmi les plus braves, qui ont débuté ainsi et qui ont trouvé dans la rude vie du soldat plus de jouissances, plus de satisfaction d’eux-mêmes qu’ils n’en avaient rencontré dans la vie imbécile où ils s’étaient égarés. L’histoire de La Battue m’a été racontée en Afrique, un soir, au campement des Oliviers, en 1845, par un des compagnons de ce malheureux. Celui qui parlait, engagé simple soldat après avoir dilapidé jusqu’au dernier sou de son patrimoine, était alors chef d’escadron. Il est mort depuis, en léguant un grand nom de plus à inscrire au livre de nos gloires militaires. Il me disait avec un soupir : « Ah ! ce pauvre La Battue, quel officier d’avant-garde il aurait fait ! »

Le carnaval de 1831 avait été particulièrement animé, et tous les bambins de la pension Saint-Victor en avaient raconté les merveilles, lorsqu’ils s’étaient retrouvés après les congés des jours gras ; les études s’en ressentaient, et les Aventures de Télémaque, dont on nous surchargeait la mémoire, n’étaient pas pour nous faire oublier les cavalcades que nous avions admirées sur les boulevards. Seul, Ernest Feydeau, avec ses histoires héroïques, apportait quelque diversion à notre ennui. Cet ennui, je n’avais plus longtemps à le supporter, car au mois de juin on me retira de pension ; j’accompagnai ma mère et ma grand’mère, qui allèrent s’installer jusqu’au milieu de l’automne à Fresnay-le-Vicomte, chez M. de Contencin, un de mes grands-oncles dans la ligne maternelle. Sous-préfet de Mamers lorsqu’éclata la révolution de juillet, M. de Contencin avait reçu, comme tous les fonctionnaires de province, ordre de surveiller les routes et de faire arrêter, s’il y avait lieu, les ministres signataires des ordonnances ; il avait interprété ces instructions d’une façon toute particulière, car il s’était mis en rapport avec le comte de Semallé, un de ses amis, et n’avait rien négligé pour favoriser la fuite du prince de Polignac. Il avait été immédiatement destitué, ce qui l’avait surpris et sincèrement indigné. Il s’était retiré, boudeur et frondeur, dans une petite propriété qui touchait aux dernières maisons de Fresnay-le-Vicomte et qui dominait le cours encaissé de la Sarthe. Mon oncle était un vieillard ou du moins me paraissait