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se créer un bon fonds de roulement et de matériel agricoles. Il se donnera le luxe onéreux de la propriété plus tard, lorsqu’il aura fait fortune. Pourquoi donc vouloir détruire cette institution fructueuse du fermage, très difficile à remplacer ?

Ce qui a chance de disparaître, c’est le fermage élégant de première classe représenté chez les Anglais par le gentleman farmer.

Les grosses fortunes foncières se concentreront-elles uniquement sur les bois, les forêts et les maisons de ville, après avoir abandonné les propriétés culturales ? Il n’y a peut-être pas lieu de le penser. Croirons-nous au contraire ceux qui prétendent que les changemens économiques produits par la concurrence américaine auront pour résultat, dans certaines régions, de déprécier la petite et la moyenne propriété pour ne favoriser que les grands domaines et les parcelles subdivisées ?

Faut-il parler aussi des châteaux et des parcs qui offusquent certains préjugés vulgaires ? Rien n’est délicat comme de plaider pro domo sua. On peut toutefois faire remarquer en passant que les arbres et les prairies de ces domaines de luxe en valent d’autres. En définitive, il s’agit de savoir si des châtelains apportent, dans les localités qu’ils habitent, plus d’argent, sous une forme ou sous une autre, qu’ils n’en emportent. Qu’on procède à une enquête sérieuse à ce sujet sur les châteaux de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne, par exemple, et que leurs adversaires et leurs défenseurs conviennent de payer, les uns ou les autres, selon le résultat, en don gratuit aux pauvres de chaque paroisse, une somme égale à la différence qui ressortira entre les recettes et les dépenses réalisées depuis trente ans dans ces habitations onéreuses. D’ailleurs ces demeures de plaisance souvent, plus austères qu’on ne pourrait le supposer, sont si peu nombreuses que, sur les 38 millions 1/2 d’impôt acquittés par la propriété bâtie, elles ne paient que 685,600 Ir.[1]. Ni les fermages, ni les châteaux, ni la grande propriété libre ne portent aucun préjudice à la production et à la richesse générale en théorie ou en pratique.

Ce n’est donc ni par la suppression du fermage ni par le transfert de la propriété en d’autres mains que peut être conjurée ou adoucie la crise agricole si grave qui atteint le pays tout entier.

Il n’est pas permis non plus de soutenir qu’une forte dépréciation infligée à toute une catégorie de la richesse nationale fixe et productive ne fût pas un véritable désastre.

Que les fermiers cherchent à faire baisser le plus possible le taux de leurs locations et les propriétaires à les faire monter, rien de plus simple et de plus juste ; cela rentre dans le libre débat

  1. Journal d’agriculture pratique, 7 avril 1881.