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de l’offre et de la demande. Mais profiter de circonstances ruineuses pour faire peser tout le poids d’une législation partiale sur une grande production nationale afin de l’écraser, c’est faire acte d’injustice et d’imprévoyance.

Les États-Unis, qui ont peu de fermiers et pas de châteaux, viennent précisément de traverser, il y a quelques années, une crise analogue à celle que des imprudens seraient heureux de voir sévir chez nous ; la valeur de la propriété avait baissé, dit-on, de 50 pour 100, le travail et les salaires avaient fléchi dans la même pro-. portion, les affaires étaient suspendues, et, chose inouïe jusqu’alors l’immigration en Amérique était arrêtée, et il se manifestait un courant d’émigration inverse partant des États-Unis vers d’autres contrées.

Les Américains se désolaient et voyaient chez eux les ruines s’ajouter aux ruines, les faillites aux faillites. Aujourd’hui ils se sont relevés gaillardement. La propriété a retrouvé sa pleine valeur, la hausse a repris son cours ; l’or européen les inonde, et leur prospérité semble de voir dépasser toutes les espérances.

Jamais l’ensemble d’un pays ne profite d’une grande perte subie par quelques-uns des siens. Par suite d’une solidarité plus ou moins apparente, la perte se répercute de proche en proche sur tout le monde. S’il en était autrement, comme semblent nous l’insinuer certains esprits aventureux, rien ne serait plus heureux que la déconfiture des chemins de fer et la baisse de la rente à 50 francs. On pourrait se procurer à vil prix des actions, des obligations et des rentes : « Il n’y aurait là qu’un déplacement d’argent. »

Pourquoi ne pas souhaiter les mêmes infortunes à l’industrie ? Une liquidation désastreuse des manufactures nous donnerait les vêtemens, les instrumens et tous les produits du travail industriel à vil prix. Simple déplacement de profits. Il n’y aurait rien de tel qu’une ruine générale pour vivre à bon marché, si l’on trouvait à travailler et à vivre alors. Il semble bien difficile de comprendre les motifs et les sentimens de ces joueurs acharnés à la baisse agricole et à la hausse industrielle, qui paraissent se réjouir de tout ce qui met en perte le travail et la production des champs ; leur but est-il donc de pouvoir s’écrier aussi à propos de l’agriculture française : « Enfin nous avons fait faillite ! » Il n’est pas besoin d’exagération pour démontrer que la ruine de l’agriculture serait un grand malheur pour le pays. Bien plus encore que pour le bâtiment, on peut dire : Quand l’agriculture va, tout va. Et n’est-ce pas singulièrement téméraire d’affirmer que l’écrasement de la propriété par la concurrence agricole étrangère puisse amener le relèvement de l’agriculture ? Prétendre que ce serait une triste et fatale nécessité serait déjà bien assez, si ce n’est trop.