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international. L’étranger, dit-on, nous menacerait de représailles en fait de protection, lui qui déjà nous refuse parfois la réciprocité dans la liberté. L’idée de se soumettre à d’aussi fâcheuses conditions alarme et indispose bien des esprits.

Si c’est le système libre-échangiste qu’on adopte, que le libre échange soit appliqué à tout le monde également. Les agriculteurs demandent pour eux le même traitement que pour les autres ; que nos honorables adversaires en fassent autant. Les conditions du défi seraient de demander l’essai loyal du libre échange universel, égalitaire, complet, à l’anglaise, pour cinq ans au moins, pour dix ans au plus. Nous n’en mourrons probablement pas ; cela nous donnera au moins la vie à bon marché pendant ce temps, et fera voir si ce bon marché n’est pas payé trop cher : l’épreuve sera décisive. Sur cette question de l’égalité économique dans un sens ou dans l’autre, l’alliance et l’appui de tous les économistes, de tous les hommes politiques libéraux, libre-échangistes ou non, ne sauraient manquer aux intérêts agricoles. L’agriculture ne sera pas abandonnée dans sa défense sur le terrain classique de l’égalité, car l’égalité civile devant l’impôt prime même le principe de l’égalité politique.

Ne pourrait-on pas trouver un modus vivendi par lequel s’établissent une communauté et une solidarité rationnelles dans les avantages ou dans les sacrifices que la situation générale comporte ? En tous cas, le statu quo est impossible à supporter. Jusqu’ici les manufactures, l’industrie et toute la démocratie urbaine ont joui du libre échange alimentaire avec la protection industrielle ; ce privilège vient de leur être renouvelé presque intégralement. Une telle injustice à peine adoucie ne saurait durer. Reconnaissons que de grands industriels ont brillamment et loyalement fait tout ce qu’ils ont pu pour qu’elle cessât[1]. C’est aux économistes et aux gouvernans à expliquer à la démocratie urbaine que la démocratie rurale, plus nombreuse, quoique moins bruyante, peut justement réclamer l’égalité au nom de la fraternité et de la solidarité, ou une compensation équivalente à l’abandon de son droit. Perpétuer le régime de l’inégalité actuelle serait dresser en face l’une de l’autre deux démocraties hostiles au sein du pays divisé en deux camps : celui de la démocratie rurale et celui de la démocratie urbaine.

Ce n’est pas au combat, mais à la conciliation que l’on doit appeler les intérêts rivaux et opposés. Il s’agit des plus grands intérêts du pays, et le dévoûment patriotique de tous ne sera pas superflu pour nous faire traverser, sans trop de dommages, les difficultés

  1. Discours de M. Pouyer-Quertier et autres orateurs au sénat et à la chambre.