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gouverneurs concussionnaires, que leurs ingérences dans la vie privée qu’on traitait d’indiscrètes étaient le plus souvent bienfaisantes, qu’ils ont réparé bien des abus, secouru bien des opprimés et séché bien des larmes.

Un ancien fonctionnaire de la IIIe section, le chef de gendarmerie, Sgotow, a employé les loisirs que lui procurait sa retraite à écrire ses mémoires, dont M. Eckardt rapporte d’intéressans passages. Quand son supérieur, le comte Benkendorf, l’envoya sur les bords du Volga, dans le gouvernement de Simbirsk, il lui déclara que le premier de voir de sa charge était « de sécher beaucoup de larmes, » et Sgotow nous assure qu’il y prit peine. — « Pendant le temps de mon séjour à Simbirsk, nous dit-il, une Arménienne qu’on appelait la tsarine Tamara et qui descendait d’une famille de princes jadis indépendans, fut éloignée de Tiflis et placée sous ma sévère surveillance. C’était une personne de quelque cinquante ans, grasse et laide à plaisir. Elle arriva en pleurant à Simbirsk, et chaque fois que je lui rendais visite, je la trouvais tout en larmes et dans la même attitude ; accroupie sur le plancher avec sa camériste, elle débrouillait un écheveau de soies de toutes couleurs. Rendre chaque jour visite à une femme qui hurle est un dur châtiment, même quand cette femme est jeune et jolie. Les larmes de la tsarine Tamara me devinrent si insupportables que je jurai de profiter de la présence de l’empereur à Simbirsk pour tenter de fermer les écluses. Je rédigeai un mémoire court, mais sentimental, par lequel je priais le comte Benkendorf de s’employer auprès de sa majesté pour obtenir la grâce de Tamara. Quand je lui présentai mon placet, le comte était las et somnolent ; il me répondit d’un ton bref : « Adresse-toi à Adlerberg. » Je m’adressai donc à cet homme de bien, débonnaire entre les débonnaires, et j’eus soin de verser moi-même quelques larmes ; on devine sans peine que je ne lui soufflai mot de l’ennui que me causait cette sotte personne. Le bon comte s’émut de l’intérêt que je portais à la malheureuse, et le soir même l’empereur avait fait grâce à Tamara. Quatre jours plus tard, elle arrivait à Tiflis en compagnie d’un gendarme ; elle y fit son entrée en grande escorte, précédée de vingt voitures qu’on avait envoyées à sa rencontre. » Ce ne sont pas seulement les larmes de la tsarine Tamara qu’a séchées le major de gendarmerie Sgotow. Il s’intéressa aux malheurs du comte Moczinski, placé également sous sa surveillance et interné à Simbirsk. On convint que, pendant quatre mois, le comte passerait chaque après-midi plusieurs heures sous le toit de son répondant. — « Je suis tenu de déclarer chaque jour que je vous ai vu, lui dit celui-ci ; je ne serai pas toujours chez moi, mais vous y trouverez toujours des livres et une pipe. » — Qu’il le vît ou ne le vît pas, Sgotow, dans ses rapports quotidiens, donnait à ses chefs les meilleures nouvelles de son Polonais, il