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d’Alfred de Musset, mais il fut pour lui une religion véritable, prenez le mot dans le sens le plus positif. Nous n’avons rien à objecter à une telle religion, elle a été de tout temps celle des cœurs épris de Dieu et des âmes sensibles à la beauté de ses œuvres, elle est le fondement même de celle que les hommes professent depuis dix-neuf siècles, et par conséquent on peut y faire son salut tout comme dans une autre, mieux même que dans une autre, mais c’est à une condition que le pauvre Musset fut toujours impuissant à respecter. Cette condition, je me rappelle l’avoir rencontrée très bien définie dans un beau passage d’un poète anglais contemporain, Robert Browning : « Ne cesse jamais d’aimer, dit à peu près le poète, que je cite de mémoire, et quand tu ne pourras plus aimer les femmes, aime l’humanité ; quand tu ne pourras plus aimer l’humanité, aime la nature ; quand tu ne pourras plus aimer la nature, aime Dieu. » Voilà le programme que Musset ne put remplir, et ces aventures féminines incorrigiblement répétées nous disent pourquoi, c’est qu’il ne put jamais parvenir à séparer cette religion de l’amour de l’idolâtrie des créatures. Ce n’est pas faute cependant d’avoir compris que l’amour était distinct des attachemens périssables et senti qu’il fallait s’y attacher en dépit de toutes les déceptions. Rappelez-vous le beau passage de la dédicace du Spectacle dans un fauteuil :

Doutez, si vous voulez, de l’être qui vous aime,
D’une femme ou d’un chien, jamais de l’amour même…
Doutez de tout au monde et jamais de l’amour.
Tournez-vous là, mon cher, comme l’héliotrope, etc.


Voyez encore, dans les Nuits, dans l’Espoir en Dieu, dans la Lettre à Lamartine avec quelle énergie de tristesse il s’accroche à cette croyance en l’amour séparé de ses manifestations mensongères ! Malheureusement ce n’est là chez lui qu’un effort qui est trahi par la faiblesse même de sa nature, et trahi au moment même où il le fait. C’est le cœur tout rempli d’images charnelles qu’il élève sa pensée vers Dieu ; c’est l’imagination toute barbouillée des peintures du libertinage parisien qu’il écrit sa lettre à Lamartine. Cette distinction entre l’amour et ses manifestations terrestres qu’il comprenait si bien et où était pour lui le salut, il ne put jamais s’y tenir longtemps ni fortement. Aimer quand même, aimer sans souci des conditions que nous impose la terre, ou des obstacles que nous oppose le monde, ou des injures que nous inflige la fragilité des créatures humaines, voilà le véritable préservatif contre la débauche, la misanthropie et la mélancolie, et ce préservatif le pauvre Musset ne sut pas le conquérir. Aimer d’une manière si haute et si générale que cet amour puisse nous suivre dans tous