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mouche sur le fard d’une dame du temps de Louis XV, suffisait à remplir toutes les conditions du genre, et qu’il y fallait économie de psychologie et même de poésie. Il s’arrêta donc dans un juste milieu entre l’observation de la réalité et l’invention romanesque, qui est ce qu’il y a de plus périlleux au monde, car ni l’amour du vrai ni les exigences de l’imagination n’y trouvent leur compte, et il a fallu toute la sûreté de son talent pour n’y pas échouer. Il en résulte que les nouvelles de Musset manquent d’une part de ce que les artistes appellent le rendu, et de l’autre de cette force de provocation par laquelle les œuvres animées d’un véritable esprit poétique nous font subir à leur gré l’enthousiasme et la rêverie. Tout est relatif cependant, et ces nouvelles, dans leur imperfection, n’en sont pas moins des œuvres d’un incontestable mérite dont les qualités nous frapperaient beaucoup plus qu’elles ne le font si la comparaison avec les œuvres précédentes de l’auteur ne leur faisait tort et si elles étaient signées d’un autre nom. Le pauvre Henri Mürger n’a-t-il pas vécu toute sa vie de cette miette tombée du riche festin de Musset qui s’appelle Frédéric et Bernerette ? Et il en est, soyez-en sûr, plus d’un de par le monde littéraire qui s’acquerrait une réputation dont il serait justement fier, rien qu’avec Emmeline ou le Fils du Titien, surtout s’il était capable d’y introduire le sonnet sur Béatrix Donato et les Stances à Ninon qui enrichissent ces deux nouvelles.

Les six nouvelles d’Alfred de Musset sont loin d’avoir la même valeur. La plus faible de toutes, Croisilles, ressemble à un conte à dormir debout écrit par un romancier du dernier siècle qui vient de lire les Mille et une Nuits et qui est encore tout pénétré de sa lecture. Margot est comme la dernière épreuve d’un sujet très à la mode sous l’empire et la restauration, l’amour qui repose sur le contraste des conditions, sujet dont la plus touchante expression fut l’Ourika de Mme de Duras. Les quatre autres nouvelles sont de qualité supérieure et de mérite à peu près égal. La plus célèbre de, toutes, Frédéric et Bernerette, a fait école et même quelque peu révolution. Le cadre de cette jolie bluette a suffi, nous venons de le dire, à Henri Mürger pour enfermer tout l’aimable bagage de grâce populaire qu’il avait en lui, et un talent autrement robuste et étendu que celui de l’auteur de la Vie de bohème, Prosper Mérimée, s’est certainement inspiré du précédent créé par Musset dans Arsène Guillot. Par cette nouvelle, Alfred de Musset a opéré une véritable transformation du type populaire de la grisette parisienne. Ce type favori des romans de Paul de Rock et autres romanciers semblables, il l’a tiré des ornières de la littérature vulgaire pour l’introduire dans l’art élégant et passionné où jusqu’alors, même avec le secours de la poésie de Béranger, il