Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/819

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entendre, il n’y aurait pas d’instant où nos yeux ne fussent témoins de quelques drames et nos oreilles frappées par quelques gémissemens, on est pris d’une sorte de vertige et l’on se demande pourquoi l’homme est voué à une condition si dure. On s’adresse à la science, à la philosophie, elles demeurent silencieuses ; on s’adresse à la religion, et sa réponse mystérieuse, ses espérances lointaines ne suffisent pas à soulager votre esprit du poids douloureux qui l’oppresse.

Fort heureusement il y a dans Paris des hommes et des femmes en grand nombre qui ne s’abandonnent pas à cette tristesse oisive et qui, faisant en quelque sorte leur choix parmi ces souffrances, se consacrent à soulager celles qui sont causées par la misère. C’est à ces hommes et à ces femmes qu’il appartiendrait de prendre la parole dans le douloureux sujet que j’ai choisi, pour dire ce qu’ils ont vu et ce qu’ils ont fait. Mais, comme c’est le propre de la charité d’être modeste et silencieuse, les témoignages de cette nature font absolument défaut, et la misère parisienne n’a jamais été décrite par ceux-là qui l’ont maniée et soulagée. D’une façon plus générale, les ouvrages où la question du paupérisme a été traitée avec le plus de sollicitude sont l’œuvre d’hommes peu familiers avec la pratique quotidienne de la charité. Quelques-uns de ces ouvrages sont de plus assez anciens ; ils remontent à ces années du gouvernement de juillet où les beaux travaux de Villermé et de Blanqui avaient appelé l’attention publique sur la condition déplorable des classes ouvrières dans les grandes villes. D’autres plus récens ont vu le jour pendant les premières années de l’empire, comme la célèbre compilation de M. Le Play, sur les Ouvriers européens[1], et le beau livre de M. Jules Simon sur l’Ouvrière. Mais, depuis quelques années, les études de cette nature sont devenues plus rares, et l’on chercherait vainement parmi les ouvrages modernes des travaux dont l’importance puisse être comparée avec ceux que je viens de signaler.

Peut-être ce ralentissement dans l’étude des questions relatives au paupérisme tient-il en partie à l’incertitude et au découragement jetés dans les esprits par l’anarchie qui règne dans les régions supérieures de la doctrine. Nous sommes en effet témoins, voici déjà plusieurs années, d’un fait singulier. Depuis qu’on a cru pouvoir élever à la hauteur d’une science l’observation rationnelle des faits que présente le développement historique des sociétés et depuis que, sur l’indication d’Auguste Comte, on a

  1. M. Le Play a fait paraître en 1879 une seconde édition plus complète de cette encyclopédie du travail, si intéressante à tous les points de vue ; mais la première édition date de 1855.