Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/846

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de marchand de vins, et si parmi les sous-locataires il s’en trouve un, par exception, qui ne soit pas un ami du cabaret, il ne se fera aucun scrupule de l’expulser pour ce seul fait, trouvant qu’il ne lui rapporte pas assez. Lorsqu’au bout d’une vingtaine d’années, le principal locataire voit son bail expirer, il se retire avec une aisance assez ronde, abandonnant pour une légère plus-value ses constructions au propriétaire. Celui-ci, ne voulant point continuer ce triste commerce, les fait démolir et expulse du coup une centaine de familles qui vont promener leur misère ailleurs. Ces familles, prévenues d’avance, attendent jusqu’au dernier moment pour se trouver un logis dans l’espérance vague qu’on les laissera là pour rien et se font mettre sur le pavé. On s’émeut alors, on se récrie contre l’inhumanité du propriétaire, contre l’imprévoyance de l’assistance publique, sans s’informer si on ne se trouve pas en présence (ainsi que cela est arrivé tout récemment) d’un droit parfaitement légitime qu’une inertie calculée voudrait tenir en échec. Ajoutons que, si le propriétaire avait la faiblesse de laisser occuper gratuitement ces masures pendant un temps indéfini, elles ne tarderaient pas à devenir un repaire que la sécurité publique rendrait nécessaire de fermer. L’expérience en a été faite dans une cité située à Clignancourt et elle a été concluante.

Ainsi se sont élevées, ainsi tomberont fort heureusement un jour ces cités de la rue de Meaux, qui n’ont point encore la réputation de la cité Doré, mais qui sont encore plus hideuses et plus abandonnées, la cité Gand, la cité Philippe, la cité du Tarn. Aujourd’hui ce sont d’étroites ruelles bordées à droite et à gauche de bouges où s’entasse, souvent sans autre mobilier qu’un lit pour toute la famille (on sait que le lit ne peut jamais être saisi), toute une population de gens, la plupart sans aveu et sans profession. En hiver, on enfonce jusqu’à la cheville dans un sol boueux : au milieu, deux cabinets, qui servent pour toute la cité, exhalent, par leur porte toujours béante, une odeur infecte ; on circule entre des tas d’immondices, des détritus de toutes sortes, et l’intérieur des maisons n’est pas moins sale que la ruelle. La misère n’a point ici cet aspect décent que nous avons constaté dans le Ve arrondissement, ni cette bonhomie geignante qu’on rencontre encore dans le XIIIe. Nulle part je n’ai vu individus plus déguenillés ni figures plus rogues. Comme je demandais au concierge de l’une de l’une de ces cités la profession de ses locataires : « Moitié chiffonniers, moitié voleurs, » me répondit-il, et je n’avais guère besoin de ce renseignement pour m’en douter. Ces deux arrondissemens sont peut-être aujourd’hui le coin de Paris le plus vilainement peuplé. Il y a longtemps que les maisons mal famées et les bals publics, dont le boulevard extérieur est bordé, y attirent une population