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un certain mystère qu’on intéresse, qu’on retient, qu’on captive l’imagination. Dès qu’il n’y a rien à deviner, il n’y a plus d’intérêt ni de plaisir. Cela est vrai des plus grandes choses. Si les religions n’offraient que des principes précis de claire théologie, elles ne feraient pas d’enthousiastes ; la foi s’inquiète et s’échauffe, parce que derrière ces principes il y a des obscurités attrayantes et des mysticités exquises. Dans le monde païen, pour les esprits cultivés, le charme infini des images mythologiques était dans l’incertaine philosophie que recelaient ces images. Ils connaissaient bien l’esprit humain, les prêtres d’Eleusis qui établirent plusieurs degrés d’initiation, afin que la pieuse curiosité des fidèles fût toujours tenue en haleine, n’étant jamais pleinement satisfaite. En Égypte, des sphinx accroupis à la porte des temples suscitaient le zèle religieux, en déclarant par leur seul aspect colossalement mystérieux qu’on ne pouvait parvenir qu’à travers des énigmes jusqu’au trésor de la sapience. C’est à peu près de la même façon qu’on procède dans les grandes œuvres littéraires. Au théâtre, l’esprit du spectateur est pendant des heures suspendu à un dénoûment qui se prépare, s’annonce se fait espérer, de scène en scène et nous fuit. Dans l’épopée et dans les récits, on trouble habilement l’ordre des temps pour nous dérouter et pour nous amener par mille détours à l’issue du poème. Dans les grandes compositions comme dans les bagatelles littéraires, depuis l’épopée jusqu’au madrigal, dans l’ordonnance et dans les détails du style, les hommes ont toujours aimé certaines délicatesses, qu’il ne faut pas regarder comme des recherches ou des subtilités, mais qui sont des agrémens conformes à la nature des choses et aux besoins des esprits. Elles sont si naturelles qu’on les rencontre à l’origine des littératures, et c’est peut-être chez le vieil Homère qu’on en rencontre le plus.

L’art est donc dans son ensemble comme dans ses moindres détails une suite de grands et de petits mystères que l’esprit pénètre sans effort et dont il jouit. Voilà pourquoi, disons-le en passant, la vérité morale est plus intéressante que les réalités physiques, la vérité morale restant toujours plus ou moins mystérieuse. On a beau y descendre profondément, il est toujours au-delà d’autres profondeurs qui nous sollicitent. Les corps, au contraire, et tout ce qui tient au corps, les passions physiques se laissent voir et juger du premier coup, et quand, par exemple, dans nos drames modernes une femme se jette au cou de son amant en s’écriant : « Je t’aime ! je t’aime ! » nous n’avons plus que peu de chose à apprendre sur elle ; mais lorsque Hermione cache son amour par fierté et par fierté sa colère, lorsqu’elle ne sait pas elle-même si elle aime ou si elle hait, que nous la voyons céder à tous les