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serait donner une bien mauvaise idée de l’auteur qui s’adonnerait à un si misérable travail et du lecteur qui l’exigerait. Nous voulons simplement montrer, en choisissant le plus souvent nos exemples dans le plus grand art, qu’il faut offrir un aliment à l’intelligence et au cœur, des finesses que l’esprit démêle, des délicatesses que l’âme éprouve du plaisir à percevoir, des ménagemens qui nous flattent et toutes sortes de nobles précautions qui, saisies et comprises par nous, tiennent notre âme en éveil. L’âme du lecteur doit être sans cesse excitée par l’auteur, sans cesse provoquée, tenue en suspens, caressée ou piquée, car son bonheur est dans l’activité et même dans l’agitation. Et comment serait-elle active si on ne lui présente que des objets connus, qu’on les déroule sans fin sous nos yeux, que sans réserve, souvent sans choix, même parfois sans bienséance, en un mot, sans détour et sans scrupule, on n’a d’autre ambition que de nous inculquer fortement des images à l’aide d’un style violent ?

Au style même s’appliquent les remarques que nous avons faites sur la composition. On s’imagine trop volontiers aujourd’hui que si le style est vigoureux, tout est dit. Jamais, en effet, on n’a écrit couramment avec plus de force. De remarquables écrivains savent employer les mots les plus forts de la langue, leur donner leur sens le plus extrême, les ajuster de manière à les renforcer encore les uns par les autres. Point de relâche, point de nuances qu’il serait doux de discerner. Notre esprit reste passif et finit par se courber inerte sous ces coups redoublés qui l’étourdissent et l’assomment. Une fois qu’on est dans cet accablement les expressions les plus fortes ne se sentent plus ; la véhémence même passe sur nos têtes sans nous toucher. Cette manière d’écrire tient à cette fausse idée, que la modération est une faiblesse.

La modération du style, qui n’est que l’art de ne pas tout dire, loin d’être une faiblesse, est non-seulement une grâce, mais une force. Tout d’abord on se livre à elle, parce qu’elle semble mériter du crédit ; par cela qu’elle laisse chaque chose à son degré et l’exprime dans sa mesure, son langage est varié, et nous fait passer par toutes les nuances d’un sentiment. Sa véhémence a de certains momens nous entraîne, parce qu’elle n’est pas continue ; ses audaces, car elle peut en avoir, nous frappent comme des surprises ; enfin elle laisse beaucoup sous-entendre par égard, par prudence ou par malice. Mais à quoi bon définir ce qui peut mieux se prouver par des exemples connus ? Parmi les nombreux écrivains de talent qui depuis trente ans se sont signalés dans la polémique quotidienne, il en est un, le plus redoutable de tous, qui s’est fait surtout redouter par la modération, sinon de ses sentimens, du moins de son style. Presque chaque matin on