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moment : « Les dés sont pipés, je suis dans un coupe-gorge ! » Ah ! philosophe ! parce que dix à douze coups de dés sont sortis du cornet de manière à vous faire perdre six francs, vous croyez fermement que c’est en conséquence d’une manœuvre adroite, artificieuse, et d’une friponnerie bien tissue, et en voyant dans cet univers un nombre si prodigieux de combinaisons mille et mille fois plus difficiles, et plus compliquées, et plus soutenues, et plus utiles, vous ne soupçonnez pas que les dés de la nature sont pipés et qu’il y a là haut un grand fripon qui se fait un jeu de vous attraper.


Avouons que, si Diderot demeura muet à cet apologue, il fallait en vérité peu de chose pour mettre sa dialectique en défaut. Mais je voudrais bien savoir pourquoi cet argument, et, comme on dit dans l’école, cette preuve de l’existence de Dieu par les causes finales, que l’on trouve si faible, pour ne pas dire si puérile, sous la plume de Fénelon, par exemple, est redevenue forte, neuve, et péremptoire dans la bouche de Galiani ? Ce que vaut la preuve en elle-même, c’est aux philosophes de le décider. Mais prenant la question telle quelle, peut-on dire que Galiani en ait éclairé d’une lumière nouvelle un seul côté ? qu’il l’ait présentée sous un aspect nouveau ? qu’enfin il l’ait approfondie en quelque sens que ce soit ? Non, sans doute. Seulement, il l’a mise à la portée des hanteurs de brelans et des dissertateurs de tavernes. Le neveu de Rameau l’eût compris.

Que maintenant toutes ces plaisanteries aient fait rire en leur temps, je n’y contredis pas. Essaierai-je de prouver, — par raison démonstrative, — qu’elles n’auraient pas dû faire rire ? Je dis seulement que le vrai milieu de l’abbé, le salon dans lequel ses bons mots ont tout leur sel et sa petite personne d’Arlequin tout son prix, ce n’est même pas le salon de Mrae Geoffrin, c’est le salon du Grandval et c’est le salon de la Chevrette ou de la Briche, le salon de M. d’Holbach et le salon de Mme d’Epinay.

A-t-on assez bien remarqué que ce sont des Allemands qui règnent dans l’un et dans l’autre ? M. d’Holbach en personne au Grandval, et M. de Grimm, baron de Thundert-ten-tronckh, comme rappelle familièrement l’impératrice Catherine, chez Mme d’Epinay ? Je veux dire que, dans les magnifiques appartemens du Grandval ou de la Chevrette, sous la figure de l’abatino, c’est un rayon de soleil qui entre, un rayon du soleil d’Italie. Ce n’est pas le conte qui les amuse, mais bien la pétulance méridionale du conteur. Ils ne sourient pas à ses bons mots : c’est à l’imprévu de ses grimaces qu’ils éclatent de rire. Hauts qu’ils sont de cinq ou six pieds, dignes d’allure, graves, froids, compassés, maniérés, à leur ordinaire, ce Napolitain les émoustille. Ils se découvrent avec surprise une réserve de gaîté qu’ils ne