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désespoir, l’amour le génie se mêlent dans une exaltation morbide qui flotte au-dessus de la folie, il sut rendre les nuances avec une implacable vérité. Il a fait une reconstitution, et aujourd’hui encore, lorsque j’entends parler de Chatterton, — du poète et non du drame, — c’est la figure de Geffroy qui m’apparaît.

Tout autre était Marie Dorval, actrice incohérente, irrégulière, sans moyenne ; médiocre ou sublime, selon qu’un rôle lui convenait ou ne lui convenait pas. Elle parlait de la gorge, comme les Parisiens ; elle avait des intonations vulgaires, mais l’ampleur de son jeu, son intelligence des situations les plus délicates, la passion dont elle débordait, en faisaient la plus grande artiste dramatique que j’aie connue ; je n’excepte ni Mlle Mars, ni Rachel. Il est possible que le fond romantique de mon éducation littéraire soit pour quelque chose dans ce jugement ; mais lorsque je me reporte par la pensée aux années de ma jeunesse et que je me rappelle les représentations théâtrales auxquelles j’ai assisté, je retrouve toujours le souvenir de Marie Dorval lié à celui de mes plus vives émotions. C’était une étrange femme, bonne, aimante, sans grand souci d’elle-même, mariée à un écrivain légitimiste, nommé J.-C. Merle, qui ne s’occupait guère d’elle, éprise de son art et maternelle pour tous ceux qui l’approchaient. Elle notait chaque jour les impressions et les faits principaux de sa vie. Les carnets où sa confession est inscrite avec une irréprochable sincérité n’ont pas été perdus ; j’ai pu les lire, c’est navrant. Les deux rôles où elle a développé à l’aise ses qualités ont été ceux d’Adèle dans Antony et de Kitty Bell dans Chatterton. Ce dernier semblait avoir été fait exprès pour elle ; elle y était admirable. De la loge d’avant-scène du rez-de-chaussée où j’étais, je tenais obstinément mes yeux attachés sur elle ; elle me fascinait. Est-ce une erreur de ma mémoire ? Elle essuyait des larmes réelles, elle souffrait de toutes les douleurs, qu’elle n’avait qu’à exprimer. Je la vois encore avec ses mitaines de dentelle noire, son chapeau de velours, son tablier de taffetas ; elle maniait ses deux enfans avec des gestes qui étaient ceux d’une mère et non ceux d’une actrice ; d’un mouvement rapide et souvent répété de la main, elle relevait une mèche latérale de ses cheveux qui se déroulait sans cesse. Malgré sa voix trop grasse, elle avait des accens plus doux qu’une caresse ; dans sa façon d’écouter, de regarder Chatterton, il y avait une passion contenue, peut-être ignorée, qui remuait le cœur et l’écrasait. Tous les spectateurs étaient anxieux, c’était visible ; l’angoisse comprimait jusqu’à l’admiration. A je ne sais plus quel passage, quelqu’un cria : « Assez ! » Immobile, appuyé sur le rebord de la loge, étreint par une émotion jusqu’alors inconnue, j’étouffais. Aux dernières scènes, lorsque Kitty Bell gravit en oscillant