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trouvai en présence de mon tuteur ; son visage était dur et son regard sévère. Avant que j’eusse pu dire un mot, je recevais une semonce effroyable : — J’étais une brebis galeuse, j’empoisonnais le troupeau ; j’introduisais de mauvais livres au collège et je pervertissais mes camarades. Je me récriai, on ne me laissa pas le loisir de répondre : Quel livre ? comment est-il intitulé ? et on me cita plusieurs ouvrages dont le titre m’était inconnu, et que je n’ai même pas entr’ouverts à l’heure qu’il est. Lorsqu’il me fut enfin permis de parler et que je prononçai le nom des Feuilles d’automne, je fus traité d’imposteur et menacé d’une paire de soufflets si je ne disais la vérité. Mon attitude était tellement sincère que mon tuteur crut devoir aller aux informations chez le proviseur. Lorsqu’il revint, il était assez penaud. Il me dit : « En effet, ce sont les Feuilles d’automne ; il paraît que c’est un livre abominable. J’ai cependant obtenu que tu ne serais pas renvoyé ; mais en cas de récidive, le proviseur te mettra à la porte. » Je n’en fus pas quitte pour cette algarade, tant s’en faut. Je passai aux arrêts les quatre jours de congé du carnaval ; j’eus à copier l’Art poétique d’Horace et l’Art poétique de Boileau ; sur ma feuille de punition, le proviseur avait écrit : pour se former le goût. — C’était un peu excessif ; mon crime était d’avoir, à l’âge de seize ans, lu un volume qui contient : la Prière pour tous.

De telles répressions n’atténuaient en rien mon amour pour les lettres, qui, alors, était général dans les collèges ; la politique et le reste nous laissaient dans une indifférence absolue : nous ne voulions que lire des vers, des romans et des drames. Lorsque, au mois de décembre 1838, je m’évadai de Saint-Louis, dans des circonstances assez dramatiques, avec deux de mes camarades, nous passâmes la journée dans un cabinet de lecture de la galerie d’Orléans ; nous y lûmes Lucrèce Borgia, le Roi s’amuse de Victor Hugo, et les Souvenirs d’Antony d’Alexandre Dumas. Nous avions de l’argent dans nos poches cependant, nous étions curieux de bien des choses, et Paris n’a jamais refusé aucun plaisir à qui peut payer. De Saint-Louis, d’où mon escapade m’excluait nécessairement, je passai à la pension Favard, qui suivait les classes du collège Charlemagne. Là j’eus plus de liberté, car on s’aperçut promptement et je m’empressai de démontrer que je n’étais pas du bois dont on fait les lauréats du concours général. Or les récompenses obtenues au concours étant « une réclame » pour une institution scolaire, « on pousse » les élèves forts et on néglige les autres qui en profitent, se mettent de loisir et ne font plus rien. En outre, comme le prix intégral de la pension appartient au chef de la maison, celui-ci sait se montrer indulgent et prouver de la