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mystérieuses sociétés secrètes qui, sous des noms différens, ont à diverses époques dominé l’île et répandu la terreur dans les campagnes.

Comme il y avait en Irlande deux droits opposés, fondés sur des prétentions d’ordinaire inconciliables, le droit du landlord, consacré par la loi anglaise, et le droit du tenancier, sanctionné par la tradition nationale, il y a eu deux justices, presque deux gouvernemens ayant chacun leur police, leurs tribunaux. Aux lois importées d’Angleterre avec les magistrats britanniques, le peuple des campagnes a opposé la coutume indigène, et, en face des hommes de lois et des troupes du gouvernement, se sont levées, sous le nom de ribboniens, de molly-maguire, de white-boys, les secrètes associations de paysans qui ont servi de base à la landleague actuelle et dont les décrets, rendus dans des cabanes enfumées ou dans des tourbières désertes, ont souvent été plus fidèlement exécutés que les lois du parlement de Westminster ou les édits du lord-lieutenant signés au château de Dublin. C’est ainsi que, pour le maintien de ses coutumes villageoises, l’Irlande rurale est devenue la terre classique des associations secrètes et des crimes agraires ; c’est ainsi que des paysans, d’ordinaire pieux et doux, ont pris l’habitude de recourir contre leurs maîtres au fusil et au meurtre et d’aller chasser à l’affût, derrière une haie ou un buisson, les propriétaires désignés par la colère des ribbonniens ou des molly-maguire. Les campagnes d’Irlande ont eu à l’encontre du gouvernement leur code pénal comme leur code civil, et le paysan a exécuté les barbares arrêts de sa grossière Sainte-Vehme avec aussi peu de scrupule que les sentences d’un tribunal régulier et avec une impunité d’ordinaire assurée par la complicité active ou les sympathies latentes de la plupart de ses compatriotes. C’est ainsi que, faute de témoins pour dénoncer le coupable ou faute d’un jury pour oser le condamner, les tribunaux se sont fréquemment trouvés impuissans devant les crimes les plus avérés, et que chaque fois qu’une disette a accru les souffrances et les rancunes populaires, il a fallu placer l’Irlande sous une dictature. Singulière et lamentable situation d’un peuple au fond honnête et droit et dans son for intérieur en révolte permanente contre une loi ou une autorité qu’il ne peut attaquer à découvert. C’est cette question agraire, toujours vivante dans l’île sœur, qui a rendu si difficile et précaire le jeu des lois et des institutions britanniques. Grâce à la résistance obstinée des vieilles coutumes et des traditions nationales, la liberté politique et les formes protectrices de la justice anglaise se sont montrées incapables de garantir la vie et la propriété, incapables de maintenir en Irlande la sécurité publique, si bien qu’après une expérience séculaire et des désillusions répétées, on a vu des libéraux anglais proclamer que le grand tort de l’Angleterre avait été de vouloir gouverner