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moins d’un siècle, lorsque l’Irlande avait un parlement à elle, l’industrie était prospère dans l’île et Dublin une des grandes places de commerce de l’Europe. La jalousie marchande de l’Angleterre n’a rien épargné depuis l’union afin de ruiner les industries rivales de l’île sœur. Pour faire rouvrir sur les bords de la Liffey les usines dont les murs déserts restent encore parfois debout, les homerulers ne se feraient point scrupule d’imiter l’exemple des États-Unis et de la plupart des colonies britanniques, de dresser une barrière dédouanes entre eux et l’île dominante. On comprend que ce procédé soit peu du goût des Anglais et qu’une telle perspective contribue à les mal disposer pour le homerule.

En attendant, l’industrie comme l’agriculture ne peuvent recevoir une soudaine impulsion. Le gouvernement anglais ne saurait offrir au trop plein de la population que des chemins de fer et des travaux publics ; l’Angleterre est, faute d’autre remède, conduite à revenir à la vieille recette britannique, à l’émigration. C’est ce que fait le bill de M. Gladstone : il complète ses lois agraires par des mesures destinées à faciliter l’émigration irlandaise. C’est là peut-être le point sur lequel on s’entend le mieux à Londres, mais il n’en est pas de même à Dublin. Il ne coûte rien aux Anglais de dire que le meilleur moyen de mettre les habitans de l’Irlande à l’aise, c’est d’en transplanter le tiers ou le quart au-delà des mers. L’Irlande, qui a vu sa population diminuer de près de deux millions d’âmes depuis 1840 et 1841, qui, par là même, voit sa part d’influence dans le Royaume-Uni et dans l’empire britannique fatalement décroître, l’Irlande et ses chefs politiques sont naturellement peu jaloux de stimuler une émigration qui, en une seule année, en 1880, enlevait, hier encore, à l’île près de cent mille habitans. M. Parnell et ses amis ne contestent pas que certaines régions, l’ouest et le sud de l’île, ne soient trop peuplées, mais à l’émigration au-delà de l’Atlantique ou du Pacifique ils opposent la colonisation intérieure des landes et des terres incultes de l’Irlande. On a beau leur dire que les montagnes ou les tourbières du Connaught et du Munster ne sauraient entrer en comparaison avec les plaines de l’Amérique du Nord ou les vallées de la Nouvelle-Zélande, les députés irlandais préfèrent naturellement retenir le plus grand nombre possible de leurs compatriotes dans leur île natale. En fait, l’émigration au-delà des mers et la colonisation intérieure pourraient être simultanément employées ; ce ne serait pas trop de ces deux ressources sagement réglées pour ramener dans les campagnes d’Irlande la paix avec le bien-être[1].

  1. Une des choses qui empêchent actuellement l’émigration irlandaise de rendre tous les services qu’on en attendait, c’est que la partie de la population qui émigre, au lieu d’être la plus pauvre et la plus dépourvue, est souvent la plus robuste et la plus aisée, ce qui constitue pour l’Ile une perte de force et de richesse. C’est là une des raisons qui poussent le gouvernement à tenter de diriger l’émigration.