Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des vengeances humaines et des vengeances divines, et, dans leur évolution, ils ne s’épurent peu à peu que pour s’évanouir. Ici éclate le vice propre de la doctrine de l’évolution, appliquée à la morale. Elle pouvait atteindre le bien et le mal, qui comportent une infinité de degrés : elle ne peut atteindre le devoir, qui demande des règles fixes. Ne reconnaissant rien de stable, voyant tout flotter dans un perpétuel devenir, la morale évolutionniste aime à montrer, dans cette transformation sans fin de toutes choses, les constantes oppositions d’intérêts et de sentimens et, comme elle ne peut les concilier par aucune autorité décisive, elle se contente de compromis et de moyens termes, où le devoir ne saurait trouver ses conditions propres et qui n’ont que la valeur d’un nouveau probabilisme. Sa ressource unique est un appel à cette humanité idéale pour laquelle le bien de chacun sera le bien de tous et qui verra disparaître toute cause de conflits soit entre les individus, soit dans l’intérieur même de chaque individu. Ainsi non-seulement le devoir tend à s’effacer, à mesure qu’on s’élève vers l’idéal, mais, dans le rôle transitoire qui lui est laissé, il ne peut rien trancher, rien décider souverainement, en dehors de cet idéal même où il devra trouver la mort.

L’idéal peut être et il a été, dans quelques nobles doctrines, un principe de morale ; mais il faut qu’il se conçoive comme le plus haut développement, comme la forme suprême de la moralité. Or, la moralité proprement dite n’a aucune place, ni par les sentimens qu’elle implique, ni par les idées ou les actes qui l’expriment ou qui la réalisent, dans cette humanité bienheureuse, pour laquelle tout sera facile et se fera par la seule force des choses. L’idéal moral était déjà compromis par cette première erreur que nous avons signalée et cherché à réfuter, qui réduit le bien au bonheur ; mais il est atteint dans son principe par une erreur plus profonde qui tient au fond même de la doctrine évolutionniste. Le trait capital de cette doctrine, telle que l’ont comprise tous ses adeptes, est d’effacer toute différence de nature entre les êtres pour ne les distinguer que par leur degré de développement et de complexité. Nulle part on n’y voit apparaître, avec ses caractères propres, la personne morale, libre dans ses déterminations et responsable de ses actes. Or là seulement, dans ces conditions de personnalité distincte, de liberté et de responsabilité, est la racine d’une loi obligatoire ; là seulement se peut concevoir l’être moral, à toutes les étapes de son perfectionnement, depuis les premiers efforts, souvent infructueux, du devoir contre la passion jusqu’au triomphe définitif d’un vertu souveraine, qui règne sur l’âme entière avec la pleine conscience de sa force et de sa liberté conquises. M. Spencer ne connaît ni cette évolution de l’être moral, ni l’idéal qui en est le terme, parce qu’il n’en conçoit