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de se fortifier dans les esprits qu’elles n’ont pas seulement à compter, comme les idées purement scientifiques, avec le doute, l’ignorance et l’erreur, mais avec l’intérêt et la passion. « Si la géométrie s’opposait autant à nos passions et à nos intérêts présens que la morale, dit Leibniz, nous ne la contesterions et ne la violerions guère moins, malgré toutes les démonstrations d’Euclide et d’Archimède. » Il faut donc ne rien négliger de ce qui peut assurer les démonstrations de la morale, et il faut également ne rien négliger de ce qui peut lui donner une plus grande force pratique. Or chacune de ces idées métaphysiques sur lesquelles s’appuie la morale, en même temps qu’elle éclaire l’esprit, devient pour la volonté un motif d’action. Lorsque Platon définit le bien la ressemblance avec Dieu, il fait de cette ressemblance un puissant stimulant pour l’effort moral. Lorsque Kant ramène le devoir au respect de la personne humaine, considérée comme une fin en soi, ce respect, qui ennoblit les autres hommes et qui nous ennoblit nous-mêmes à nos propres yeux, précise et fortifie tout ensemble le motif du devoir.

Quand on parle de métaphysique, on éveille l’idée de la science la plus contestée et la plus contestable, d’une science également inintelligible pour ceux qui l’enseignent et pour ceux à qui on l’enseigne, suivant la piquante définition de Voltaire. Comment une telle science pourrait-elle éclairer la morale et ajouter à sa force pratique ? Il ne faut pas confondre les idées métaphysiques et la science même de la métaphysique, considérée dans son ensemble. C’est l’honneur de cette science de n’accepter aucune explication et aucun principe sans chercher une explication ultérieure et un principe plus haut encore. De là son obscurité pour le commun des esprits ; de là ses périls pour les esprits élevés, qu’elle attire par la grandeur de ses espérances et qu’elle égare trop souvent par les difficultés où elle les engage dans la poursuite d’un but inaccessible, Mais, si la métaphysique n’est pas et ne saurait jamais être une science achevée, ses discussions et ses systèmes ont pour objet constant certains principes qui gardent une place assurée parmi les croyances les plus générales de l’humanité. Au premier rang de ces principes, il faut compter les bases métaphysiques de la morale, ces trois postulats[1] en dehors desquels Kant ne croit pas qu’on puisse édifier une théorie complète et solide du devoir et du souverain bien : la liberté, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme. Ce sont assurément des croyances très contestées ; mais, en dépit des contradictions qu’elles n’ont jamais cessé de rencontrer et des difficultés de toute sorte qu’elles peuvent soulever, on ne

  1. Ce mot de postulats ne signifie pas de pures hypothèses, mais des vérités démontrées par cela même que la morale les réclame ou les postule comme ses conditions nécessaires.