Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/361

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par un courant d’émigration, sur lequel il prélevait une certaine part. Ce mouvement n’eut qu’un temps. La construction du chemin de fer de Panama, l’établissement de lignes de bateaux à vapeur d’Europe aux États-Unis, des États-Unis à Aspinwall, détournèrent l’émigration en lui ouvrant une voie bien autrement rapide et bien moins dangereuse. Plus tard enfin, la construction du grand chemin de fer du Pacifique établit des communications sûres et promptes, et fit abandonner, pour les voyageurs au moins, le transit par Panama.

Le Chili sut habilement profiter de sa brillante, mais éphémère prospérité. Son commerce maritime, considérablement accru, avait formé ses marins ; d’audace était venue avec le succès ; armateurs, cultivateurs enrichis, entrevoyaient un grand avenir. Des circonstances imprévues avaient fait de Valparaiso le plus vaste entrepôt commercial du Pacifique ; pendant plusieurs années, toutes les marines du monde avaient visité son port, y créant une animation extraordinaire, y apportant une prospérité sans exemple. Puis brusquement, le courant se déplaçait, se portait vers le nord. On parlait du percement de l’isthme de Panama. Le jour où cette grande œuvre s’accomplirait, le commerce maritime abandonnerait définitivement la voie du cap Horn, que les marchandises, à défaut de passagers, continuaient encore à suivre parce qu’elle restait, après tout, la plus économique, bien que la plus longue et la plus périlleuse. L’or semé au Chili avait porté ses fruits, l’agriculture avait pris un grand essor, les mines étaient exploitées et donnaient de grands rendemens ; les finances étaient dans un état prospère ; tout autorisait les vastes espoirs et les hautes ambitions. Vingt-cinq années de paix, une marine nombreuse, une armée bien disciplinée, un crédit solidement assis permettaient de réaliser de grandes choses. Le Chili se sentait à l’étroit dans ses limites actuelles ; à l’est les Andes, au sud la mer du Pôle, à l’ouest l’océan. Au nord seul, il pouvait s’étendre. Puis, en marchant vers le nord, il se rapprochait de l’isthme, du mouvement européen. Le nord l’attirait, ainsi que l’aimant le fer. Les nations, comme les individus, subissent ces influences extérieures, résultat pour elles de leur situation géographique et économique. Depuis un siècle, les États-Unis sont en marche vers l’ouest ; ils ne se sont arrêtés qu’après avoir atteint les rives du Pacifique… et encore. Par-delà, dans le lointain embrumé de l’océan, ils entrevoient les côtes ensoleillées des îles Sandwich, dont ils rêvent de faire un entrepôt naval, le lieu de plaisance des millionnaires de la Californie, la station d’hiver, le Nice tropical de ces états de l’or.

C’est à ce moment même que, par une singulière coïncidence, les barrières naturelles qui semblaient de voir entraver l’essor du Chili