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bas Guizot ! » Dans la députation polonaise, le général Dembinski s’agitait et criait : « Mais criez donc : Vive la FranceI ! » Une marche funèbre composée par Adolphe Adam était jouée par des musiciens dont quelques-uns soufflaient dans des trompettes d’une longueur démesurée ; le canon tonnait à intervalles réguliers ; sur le passage du cortège quelques femmes s’agenouillèrent en faisant le signe de la croix ; des hommes pleuraient. Lorsque l’on vit apparaître les anciens soldats sous leurs uniformes surannés, les grognards de la vieille garde, les lanciers rouges, les marins de la garde, les chamborans, les dragons de l’impératrice, les pupilles, les gardes d’honneur de la campagne de France, les voltigeurs aux guêtres noires, les fusiliers au shako évasé, il y eut un cri d’admiration et des bravos frénétiques retentirent. Les vieux braves étaient pâles et ne retenaient point leurs larmes. La prédiction de Victor Hugo était accomplie ;

Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles !


À cette époque de notre vie, tous les événemens, quels qu’ils fussent, ne nous frappaient que par le parti que la littérature en pouvait tirer ; dans la possibilité d’une guerre, Louis et moi, nous n’avions vu qu’un sujet de chants belliqueux ; du procès de Mme Lafarge, nous comptions faire un drame intime, et le retour de Napoléon en France nous induisait en odes où les sables brûlans du désert servaient d’antithèse au blanc linceul des neiges de la Russie. Nous étions de bonne foi, et les lieux-communs que nous soudions les uns aux autres, à l’aide de rimes douteuses, nous semblaient de la poésie. Comme il est écrit que les poètes doivent s’inspirer des grands spectacles de la nature, nous avions un lieu de prédilection où nous allions nous promener et nous asseoir à l’ombre ; c’était le parc Monceaux qui était la plus admirable retraite qui se pût voir. Toute la partie actuellement si vivante de la ville qui s’étend entre la Madeleine et le boulevard de Courcelles était un quartier mal habité, mal famé, troué de ruelles, coupé par de vastes terrains en friche où les blanchisseuses tendaient leur linge, lorsque les soldats n’y faisaient pas l’exercice. C’était la petite Pologne, où gîtaient les joueurs d’orgue, les chiffonniers et les saltimbanques. Çà et là on apercevait quelques cabarets peints en rouge et de louche apparence. Le jour, les enfans, les poules, les chèvres grouillaient à travers les rues ; la nuit, il était prudent de ne pas se hasarder dans ce ghetto de la misère et du vice. En frontière du mur d’enceinte, près d’un vaste enclos qui fut le cimetière des Errancis, où l’on jeta les restes de ceux que décapita le 9 thermidor, le parc Monceaux verdoyait. Il fallait une permission spéciale pour y