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et se laissait adorer avec bonhomie. Il ne détestait pas les louanges, et, comme je lui avais récité quelques vers de son volume la Cape et l’Epée, nous étions bons amis. Il avait été, cet hiver même, le héros d’une petite mésaventure qui avait fait quelque bruit. Paillet, le célèbre avocat dont le souvenir n’est pas près de s’éteindre au Palais de justice, avait donné un bal costumé ; au milieu des bergères Pompadour et des seigneurs Henri II, Roger de Beauvoir était apparu en chevalier du XIVe siècle. Il portait les jambières, les cuissards, les brassards et la cuirasse. Son heaume était rattaché au gorgerin, et, pour être tout à fait « moyen âge, » il avait rabattu sa visière. Il fut fort admiré. Il y avait beaucoup de lumières, beaucoup de monde, la chaleur était intense. Enveloppé de sa ferraille, Roger de Beauvoir cuisait au bain-marie ; néanmoins il voulut valser, valsa, manqua d’air, s’évanouit et tomba avec le fracas d’une panoplie qui dégringole dans un musée. On l’emporta ; on eut quelque peine à déboucler les lanières du gorgerin, et, lorsque l’on parvint à le dégager, il était temps, car la syncope se prolongeait. Il était vaillant ; il quitta sa carapace de fer, n’abandonna pas le bal et continua à danser « en buffle. »

La leçon ne lui profita guère ; les spectres de Chandos et de Du Guesclin hantaient son sommeil ; il rêvait de rompre des lances et de crier : « Los aux dames ! » Je fus très surpris, un jour, de le voir entrer chez moi, plus surpris encore, mais charmé, lorsqu’il m’expliqua le motif de sa visite. Sans préambule il me dit : « Il faut ressusciter le moyen âge ; nous périssons d’ennui ; nous nous noyons dans la médiocrité ; les traditions se perdent, c’est à nous de les faire revivre et de sauver la France qui s’étiole et va mourir ; elle a les pâles couleurs, fortifions-la en lui donnant du fer. » J’écoutais et je ne comprenais pas. Roger de Beauvoir reprit : « Je viens vous proposer une affaire ; nous allons créer une société en commandite dans le dessein de refaire le tempérament de la France par un traitement à la foi physique et moral. Rien n’est plus facile ; nous achetons les terrains de l’ancien jardin Tivoli ; nous faisons venir de Syrie et d’Algérie des chevaux arabes et des chevaux barbes qui sont les plus résistans que l’on connaisse ; nous acquérons de gré à gré ou en vente publique toutes les armures que nous pourrons découvrir ; au besoin, nous intéressons à notre affaire le gouvernement, qui met à notre disposition les armures qu’il conserve soit au musée d’artillerie, soit dans les arsenaux, et alors vous comprenez ? — Non, je ne comprends pas. — C’est cependant bien simple ; une fois que nous avons réuni entre nos mains tout le matériel qui nous est nécessaire, nous fondons la société des champs clos de France ; nous nommons Victor Hugo président