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d’honneur, parce qu’il a chanté le Pas d’armes du roi Jean, et nous donnons des tournois auxquels nous convions l’Europe entière. Ce sera admirable. Toutes les semaines, un tournoi à lance émoussée ; deux fois par an, un tournoi à lance franche ; il faut qu’il y ait du sang entre les barrières comme au temps de Montgomery. L’affaire est magnifique ; tout le monde souscrira ; le prix des places seul constituera un revenu considérable ; non-seulement nous aurons relevé le moral du pays, mais nous aurons fait fortune. Les actions seront émises à mille francs ; combien dois-je vous en réserver ? »

Ce projet me parut d’une beauté supérieure, et ce ne fut pas sans baisser la tête avec humiliation que j’avouai à Roger de Beauvoir que, n’ayant pas encore vingt et un ans, j’étais en puissance de tutelle, et que, par conséquent, je ne pouvais prendre aucun engagement immédiat ; mais je me hâtai d’ajouter que, dès le soir même, j’en parlerais à mon tuteur. Roger de Beauvoir fit une moue assez dédaigneuse : « Tous les tuteurs, me dit-il, sont plus ou moins des Bartholos ; ils admirent Népomucène Lemercier et savent par cœur le récit de Théramène ; ce sont des êtres déshérités par la nature, qui ne comprennent pas le moyen âge et méprisent le ragoût truculent des combats en champ clos. Faire admettre à un tuteur qu’une maille de Milan vaut mieux qu’une redingote à la propriétaire, c’est une entreprise hardie. Essayez néanmoins, car il ne faut avoir rien à nous reprocher ; mais je doute que vous réussissiez. » — Moi aussi j’en doutais ; cependant je tins parole. Mon tuteur m’écouta sans broncher, puis me dit : « Où donnerez-vous vos tournois ? — Dans l’ancien Tivoli. — L’emplacement est peu convenable, me répondit-il ; vous devriez les donner dans la grande cour de Charenton ; là, du moins, vous seriez chez vous. » Je ne fus donc pas actionnaire des champs clos de France, et j’eus cela de commun avec toutes les personnes auxquelles Roger de Beauvoir fit part de son projet. Louis de Cormenin et moi, nous étions furieux de mon échec, et nous gémissions sur l’inintelligence des grands parens.

Nous vivions alors sans occupation déterminée ; nous vaguions au hasard dans l’existence, suivant notre fantaisie, touchant à bien des choses, n’approfondissant rien, découvrant ce que tout le monde savait, ne perdant pas notre temps et cependant ne l’employant à rien de sérieux. Je faisais de tout : de la peinture, des vers, de l’anatomie, de l’archéologie, de la métaphysique et même du magnétisme. Louis en plaisantait et disait : « Nous sommes pareils aux marmites des noces de Gamache ; tout mijote dans la même sauce, et ça ne fait pas de bonne cuisine. » — Ce fut vers cette époque, c’est-à-dire à la fin de 1841 ou au début, de 1842, que nous entrâmes en relation